Déterminée, indépendante, talentueuse, artiste femme dans un monde dominé par les hommes, il y a 200 ans naissait la peintre Rosa Bonheur, dont le musée d’Orsay nous convie à (re)découvrir l’œuvre. Peintre engagée, elle a laissé une œuvre qui sublime le monde animal, la ruralité et la nature. Oubliée durant des décennies sous prétexte d’un art dépassé et trop académique, elle revient sur le devant de la scène tant les thèmes qu’elle aborde rencontrent notre époque d’interrogations sur la nature et le vivant.
Exposition Rosa Bonheur au Musée d’Orsay, jusqu’au 15 janvier 2023
Rosa Bonheur et Nathalie Micas. Le Marché aux chevaux 1855 © Londres, The National Gallery
Rosa Bonheur. Le Berger des Highlands, 1859 © Kunsthalle Hambourg
Rosa Bonheur. Le sevrage des veaux, 1879 © Metropolitan Museum of Art. New York, Etats-Unis
George Achille-Fould. Rosa Bonheur dans son atelier, 1893 © Bordeaux, musée des Beaux-Arts / ph. : L. Gauthier
Rosa Bonheur. El Cid – Tête de lion, 1879 © Madrid, Museo Nacional del Prado
Rosa Bonheur (1822-1899) Boeufs traversant un lac devant Ballachulish (Ecosse) Entre 1867 et 1873 © DR
Rosa Bonheur. Colonel William F. Cody, 1889. © Wyoming, Cody, courtesy of the Buffalo Bill Center of the West / Ph.: D.R.
De Rosa Bonheur (1822-1899), il semble que l’on reconnaisse plus sa réussite sociale et son combat que son œuvre. De son travail, la partie immergée de son œuvre, est surtout cette immense toile représentant une dizaine de bœufs ahanant à creuser des sillons dans une partie de la campagne nivernaise, une des pièces majeures du musée d’Orsay. Longtemps déconsidérée, un peu en marge des courants qui agitaient ce milieu du XIXe siècle, elle s’imposa pourtant avec force et conviction.
D’elle, on souligne aussi cette volonté de vivre comme elle l’entendait, avec une compagne aimante et une volonté d’indépendance jamais encouragée en ce siècle, le XIXe, qui reconnaissait peu le talent des artistes femmes. Rosa Bonheur, après avoir été adulée, fut longtemps oubliée, un oubli dû à plusieurs facteurs. Celui d’être une femme déjà qui osait jouer, avec les mêmes armes, dans un monde androcentré. De prendre comme sujets le monde animal, sujet peu prisé. Et enfin, son œuvre très académique, « taxé de ringardise, moquée pour ses vaches » comme le rappellent Sandra Buratti-Hasan et Leïla Jarbouai dans le catalogue de l’exposition, n’était plus de mise dans une époque où tant de mouvements révolutionnaires se faisaient jour. Son travail, est très vite « devenu cas d’école illustrant les erreurs de goût d’une époque ». Aujourd’hui, on (re)découvre non seulement son talent, son propos qui va au-delà de la simple représentation animale, parle d’écologie, de l’idée de préservation du vivant et de la beauté en danger de la nature et même d’écoféminisme !
Une œuvre à découvrir, due à cette artiste dont la vie et la personnalité sont aussi, sinon plus, intéressantes que l’œuvre peut-être. Une œuvre qui est contemporaine des bouleversements que va connaître l’art de cette seconde du XIXe siècle – dont l’Impressionnisme – et qui n’est, il faut le reconnaître, en rien novatrice. Mais, ce serait lui faire un mauvais procès que d’avancer que son art se résume à bien savoir rendre la nature et les animaux qui la peuplent. L’art de Rosa Bonheur est aussi et avant tout une réflexion sur l’homme, l’animal et la nature. Ces préoccupations de notre temps.
Si on prend les deux œuvres iconiques présentées ici : Le Labour nivernais et Le Marché aux chevaux, auxquelles on peut ajouter La Fenaison en Auvergne (non présenté, à voir au Château de Fontainebleau), on peut voir dans le premier l’illustration de l’animal machine cher à Descartes, mais au-delà une parfaite symbiose entre trois éléments : la nature, l’animal et l’homme en une parfaite harmonie qui sonne comme un hymne au naturel dont toute la symbolique est liée à cette activité rurale et intemporelle. On retrouve la même démarche dans cette autre œuvre consacrée au monde paysan, La Fenaison en Auvergne, dans lequel à contrario du Labour nivernais, le sujet ici est plus centré sur l’homme que sur l’animal. Nous sommes alors, au-delà de la simple étiquette naturaliste que l’on lui a souvent apposée, dans une relation quasi biblique de la vie.
Rosa Bonheur. Moutons en pâturage dans les Pyrénées. s.d. © Dahesh Museum of art New York
Dans cette seconde œuvre, Le Marché aux chevaux, on assiste là à une confrontation qui met l’homme à égalité avec l’animal en une sorte de course où l’homme semble ici avoir des difficultés à maîtriser, voire dominer les bêtes et où les chevaux deviennent les véritables héros de la scène. Une œuvre puissante, d’autant que beaucoup mettaient en doute sa capacité à peindre le cheval, le sujet central de beaucoup de portraits de cour ou de la peinture d’Histoire. On peut même se demander si le sujet ne lui a pas été soufflé par son envie de clore le bec à ses détracteurs. À contrario du Labour nivernais qui reçut beaucoup d’éloges, Le Marché aux chevaux n’eut pas que des laudateurs lors de sa présentation en 1853, à tel point qu’elle le retravailla deux ans plus tard pour, pense-t-on, répondre à certains critiques, comme Corot qui écrit : « Pas de délire : c’est éclatant, voilà tout. Il n’y a pas de nerfs » !
« …dépasser Madame Vigée-Lebrun »
Sans tomber dans de l’anthropomorphisme, Rosa Bonheur, dans la plupart de ses « portraits » d’animaux (El Cid, tête de lion, 1879 ; Toutou, le bien-aimé 1885 ; Tête de bouc, 1869), semble doter ses modèles d’une capacité cognitive. Dans d’autres, elle les met simplement en scène dans leur biotope naturel (Une famille de cerfs, 1865 ; Migration de bisons, 1897) et se plaît même à en décrire, comme le ferait un naturaliste, un comportement ou une attitude (Le Chevreuil blessé, s.d.). Pourtant, elle s’interroge aussi sûrement sur la pensée qui peut les agiter comme dans ces œuvres qui semblent confronter l’animal à l’homme telle une rencontre, à l’image du portrait de ce magnifique cerf fier, presque hautain (Le Roi de la forêt, 1878) ou ce renard apeuré (Renard, s.d.) qui, tous deux, regardent l’intrus qui vient fouler leur territoire. Dans ces œuvres, en plus d’une grande maîtrise de l’anatomie animale, Rosa Bonheur semble vouloir bousculer la théorie de Descartes et tenter de donner, sinon une âme, du moins une personnalité à ses « modèles ». L’humain, nous dit-elle, n’a pas seul la faculté de raison et d’être.
Rosa Bonheur. Labourage nivernais, dit aussi Le sombrage, 1849 © Musée d’Orsay / Ph. : Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Rosa Bonheur, dont cette présentation, prend aussi pour appui sa vie. Elle est célébrée « comme icône de l’émancipation des femmes qui plaça le monde vivant au cœur de son travail et de son existence. ». Sa vie reflète sa volonté et son déterminisme, en rien dicté par autrui. Son parcours est des plus classiques. Elle est née à Bordeaux en 1822, prénommée Marie Rosalie – très vite, Rosa s’impose – d’un père peintre d’histoire qui lui donne des cours et l’encourage dans cette voie, l’incitant selon ses mots « à dépasser Madame Vigée-Lebrun ».
Rosa travaille avec passion l’art que lui enseigne son père. La famille « monte » à Paris en 1828, sa mère décède alors qu’elle a 11 ans et bien que conscient du don de son aînée pour le dessin et la peinture, son père se refuse à la voir s’engager dans cette voie, ayant lui-même des difficultés à en faire vivre sa famille. Il tente de lui faire apprendre la couture, mais cède devant la détermination de Rosa de devenir peintre. « Enfin ! J’allais pouvoir crayonner à ma guise, sans que personne vînt me gronder » propos rapportés par sa première biographe Anna Klumpke (Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre. Flammarion, 1908). Et la jeune Rosa suit le chemin habituel des rapins qui la voit au Louvre copiant les maîtres anciens. Pour le reste, elle travaille seule copiant et recopiant des œuvres et des plâtres. Dès sa prime jeunesse, sa fascination pour le monde animal se fait jour. Elle effectue de longs séjours dans la ferme du tuteur de sa mère – qui se révélera plus tard être son grand-père – à Quinsac « J’avais pour les étables un goût irrésistible… Vous ne sauriez douter du plaisir que j’éprouvais à me sentir lécher la tête par quelque excellente vache que l’on était en train de traire » (op. cité).
« C’est vraiment une peinture d’homme »
Sa détermination porte vite ses fruits. Dès l’âge de 19 ans, elle présente deux œuvres au Salon : Chèvres et moutons et Deux lapins. L’année d’après, elle récidive avec quatre œuvres et ne semble ne plus louper un seul Salon ! En 1849, elle présente son chef d’œuvre Le Labour nivernais qui rencontre un grand succès. L’écrivain et critique Jules Claretie déclare doctement : « « Les femmes peuvent-elles être de grands peintres ? On serait tenté de répondre oui ! ». Si elle peut enfin vivre de son pinceau et même subvenir aux siens, son art, pour certains est toujours entaché d’une suspicion misogyne.
Alors que le duc de Morny la presse pour une commande de l’état, elle présente des esquisses, dont une d’une fenaison et celle d’un marché de chevaux. La sanction tombe de la bouche du demi-frère de Napoléon III : il ne la sent pas capable de « peindre une scène aussi mouvementée qu’un marché aux chevaux » arguant du fait que si elle a du « succès sur le thème des bovins », elle n’a pas l’expérience des équidés ! Le prétexte est évidemment fallacieux. Elle passe outre et présente l’année d’après, au Salon de 1853, Le Marché aux chevaux (une toile de plus de 5 m !) dont le sujet lui est venu lors d’une visite de ce marché qui se tenait à Paris boulevard de l’Hôpital, sujet qui l’a fait songer aux frises du Parthénon. « C’est vraiment une peinture d’homme, nerveuse, solide, pleine de franchise » écrit le critique Henry de la Madeleine.
Rosa Bonheur. Le Roi de la forêt , 1817 © Coll. Part. / Ph. : Christie’s Images – Bridgeman Images
Afin de mieux se fondre dans cet univers masculin, elle décide de porter un pantalon ce qui nécessite pour ce faire – à l’image de l’écrivaine George Sand – une demande de « permis de travestissement » auprès de la Préfecture de Police ! Un portrait d’elle dans son atelier par Georges Achille-Fould (Rosa Bonheur dans son atelier, 1893) la représente en blouse et pantalon en une pose et une expression non genrées, accentuant de fait son accaparement de signaux masculins, s’assumant sans ambiguïté dans un monde et une profession très androcentrés.
Acheté par l’un de ses trois marchands, son Marché de chevaux fait une tournée triomphale dans différentes villes de France et est même exposé à Londres et à New York où il est acheté par un milliardaire américain qui l’offrira plus tard au Metropolitain Museum of Art de New York. Elle en fait une copie de moitié en 1854 qu’elle offre à la National Gallery de Londres et c’est cette copie que l’on peut admirer dans l’exposition.
Son Arcadie : le château de By
Son aisance financière lui permet d’acheter une maison rue d’Assas avec une cour où peuvent s’ébattre « tous les animaux de l’Arche de Noé ». Dès lors, saluée, reconnue, exposée, elle voyage beaucoup, en Angleterre, elle projette même l’achat de bœufs écossais, qu’elle ne pourra ramener pour des raisons sanitaires. Qu’importe, de son voyage en Écosse, elle rapporte bon nombre d’esquisses qui lui serviront par la suite pour quelques œuvres relatant ce qu’elle y a vu (Le Bergers des Highlands, 1859, Changements de pâturages, 1863).
Revers de la médaille, son succès voit une vague d’artistes, collectionneurs et gens du monde fréquenter son atelier. « Un cercle de flatteurs qui, si je ne m’étais pas résolue à m’exiler en forêt de Fontainebleau, m’eût bientôt rendu impossible tout travail » confiait-elle (opus cité). Son Arcadie, elle la trouve donc dans cette forêt à une soixantaine de kilomètres de Paris, au château de By que le comte d’Armaillé lui dégotte à Thomery. Enfin, elle peut vivre dans la nature et se « réfugier dans la solitude et vivre loin du monde ». Elle y installe un enclos, fait construire des cabanes pour sa ménagerie qui accueilleront cerfs, biches, sangliers, moutons, chevaux, bœufs et même, un couple de lions qu’elle parvient à apprivoiser !
Elle a réussi bien au-delà de ses rêves dans ce milieu très fermé de l’art dans lequel les femmes qui s’y adonnaient étaient souvent perçues comme des amatrices et leurs travaux comme du passe-temps. Bien que retirée dans son château de By, elle n’est pas pour autant retirée du monde. Elle est élue dans de nombreuses académies en Europe, parcourt le continent pour aller dans des zoos croquer des animaux sauvages en vue d’en brosser des toiles dans son atelier, reçoit la visite de personnalités éminentes, françaises comme étrangères : l’Impératrice Eugénie, le président Sadi Carnot, la reine d’Espagne, et même Buffalo Bill en tournée en France pour présenter son show durant l’Exposition universelle. Elle le portraiture ainsi que les amérindiens qui l’accompagnent dans des compositions proches de celles des peintres américains d’alors. C’est lors de cette rencontre qu’elle fait la connaissance d’Anna Klumpke, artiste-peintre, elle aussi, venue en France dans les bagages de Buffalo Bill comme interprète. Voulant travailler à des portraits de Rosa Bonheur, cette dernière lui propose de s’installer au château de Bry. Anna Klumpke vivra avec elle, à Bry, jusqu’au décès de Rosa Bonheur, survenu le 25 mai 1899 suite à une promenade en forêt où elle contractera une congestion pulmonaire. Elle est inhumée au Père-Lachaise avec, à ses côtés de ses deux partenaires, Nathalie et Anna.
Son assurance, sa volonté d’être indépendante, de refuser de cacher son orientation sexuelle et de mener sa vie comme elle l’entend, d’être la première femme officière de la Légion d’Honneur, de développer une stratégie commerciale en créant un atelier de production en estampes de ses œuvres, ne réfutant pas les entretiens et les séances photo pour répandre son nom et son travail dans la presse, sont preuve de sa modernité et de son déterminisme ! Elle est, de plus, l’une des artistes les plus chères de son temps, dont l’œuvre était alors perçue comme spéculative !
De plus, vivant avec sa compagne, Nathalie Micas, rencontrée lorsqu’elle avait 14 ans, puis avec Anna Klumpke après le décès de Nathalie Micas, elle donne une image nouvelle de la femme, image alors très controversée par une certaine bourgeoisie et d’enfoncer le clou en déclarant à propos d’Anna Klumpke : « Si j’avais été un homme, je l’aurais épousée, et l’on n’eut pas inventé toutes ses sottes histoires… », allusion aux rumeurs sur sa vie privée. Elle fut de son vivant perçue comme un modèle d’indépendance par bon nombre de femmes et plus particulièrement d’artistes. « Je n’ai jamais voulu aliéner ma liberté afin de mieux m’acquitter de la mission sainte que je m’étais donnée. J’ai toujours voulu relever la femme. »
Rosa Bonheur au Musée d’Orsay. Esplanade Valéry Giscard d’Estaing (7e)
À voir jusqu’au 15 janvier 2023
Tous les jours sauf le lundi de 9h30 à 18h. Dernier accès 17h
Nocturne le jeudi jusqu’à 21h45.
Accès :
Métro : ligne 12, station Solférino
RER : ligne C, station Musée d’Orsay
Bus : 63, 68, 69, 73, 83, 84, 87, 94 Dernier accès 17h
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Rosa Bonheur
Sous la direction de Sandra Buratti-Hasan et Leïla Jarbouai, commissaires de l’exposition
Éditions Flammarion / Musée d’Orsay. 288 pages, 250 ill., 45 €