Le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme nous propose de découvrir le photographe Erwin Blumenfeld à qui l’on doit, dans les années d’après-guerre, un nouveau regard sur la mode et la publicité. Une œuvre étonnante qui doit beaucoup à son esprit peu conventionnel à multiplier les recherches et les bidouillages en tous genres. Mais l’exposition met aussi l’accent sur un homme ballotté par l’histoire qui, de sa naissance à Berlin jusqu’à son installation à New York, vécut plusieurs vies avant de trouver la paix et la reconnaissance.
Exposition Erwin Blumenfeld au Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme, jusqu’au 5 mars 2023
Bijoux Boucheron pour Vogue Paris, 1939 Paris © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022 / coll. L. Teboul
Hitler, Grauenfresse (Hitler, gueule de l’horreur) Pays-Bas, 1933 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Lisa Fonssagrives sur la tour Eiffel, Paris 1939 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Sans titre (Margarethe von Sievers) Paris, vers 1937 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

Sans titre (Margarethe von Sievers) Paris, vers 1937 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

15. ok Photographie pour la couverture de Harper's Bazaar, décembre 1941

Natalia Pascov, NY, 1942 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022

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Tribulation est bien le mot qui qualifie la vie d’Erwin Blumenfield que nous présente le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (après une première exposition en France, au Jeu de Paume, en 2013). Tribulation, car comme beaucoup de ses coreligionnaires, sa vie fut ballottée par le vent et les bouleversements de l’Histoire. Son histoire, sur ce point, est emblématique de celles de nombreux juifs pourchassés dès juin 1940 puis par les « lois juives » édictées par le gouvernement collaborationniste de Pétain. Il dû se résoudre à quitter tout ce qu’il avait construit alors à Paris qui lui souriait jusqu’à cette date fatidique. Après quelques errances et passage dans des camps d’internements comme « étranger indésirable » il trouvera moyen de traverser l’Atlantique et de s’établir à New York avec le succès que cette exposition de plus de 180 photos, nous fait découvrir. Mais avant que de… tribulations !
C’est au sien d’une famille juive bourgeoise et berlinoise qu’il voit le jour en janvier 1897. Son père est associé dans une fabrique de parapluie. Enfance insouciante jusqu’au décès de son père, en 1913, qui entraîne la faillite de l’entreprise et oblige le jeune Erwin à quitter ses études. Il a tout juste 16 ans et se retrouve à devoir gagner sa vie pour soutenir les siens. Pour ce faire, il entre en apprentissage dans un magasin de confection pour dames et, pendant ses loisirs, fréquente un café littéraire et libertaire, où il rencontre poètes et peintres.
À la même époque, il noue une relation épistolaire avec la cousine de son meilleur ami : Lena Citroen. La Première Guerre mondiale le cueille et il se retrouve affecté comme ambulancier puis comme comptable dans un… bordel militaire ! Mais Lena lui manque tant qu’il envisage carrément de déserter. Sa mère en informe son oncle… qui le dénonce ! Il est arrêté, accusé de désertion, jugé et emprisonné. Libéré, il repart au combat et dès la fin de la guerre, une seule envie : rejoindre Lena aux Pays-Bas. Jusque-là, sa trajectoire est celle d’un jeune homme victime des circonstances et sans réelle maîtrise sur celles-ci.
Enfin, en 1921, il se marie, une première fille naît en 1922, suivi d’un garçon 10 ans plus tard. Il subvient aux besoins de sa famille en ouvrant une boutique de maroquinerie à Amsterdam. C’est là que le destin vient frapper à sa porte sous forme d’un appareil photo retrouvé dans le fatras laissé par l’ancien
Double autoportrait à la Linhof Paris, 1938 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
propriétaire d’une boutique qu’il veut investir. Retour en arrière. En 1907, son oncle lui avait offert un petit appareil et il s’était alors essayé à la photo. Cette découverte, plus de vingt ans après, sonne comme un appel. Dès lors, il réalise des portraits de ses clientes qui sont exposés la même année par un marchand d’art, Carl van Lier, à la Kunstzaal van Lier !
De Paris à New York
Pendant son voyage de noces, il a fait la connaissance de Geneviève Rouault, la fille du peintre Georges Rouault, qui, ayant vu ses photos, se propose de le recommander à Paris comme portraitiste. Il fait faillite et liquide sa boutique, arrive à Paris en 1936 et rencontre dès lors le monde de l’avant-garde. Tel son compatriote John Heartfield, à la même époque, il bricole des photomontages contre Hitler. Très vite, il obtient ses premières publications dans la presse suivies d’une exposition à la galerie Billiet-Pierre Vorms. Son nom circule et la rémunération pour une première publicité pour Monsavon lui permet de faire venir Lena et ses enfants. Installe son atelier à Montparnasse, au 9 rue Delambre.
Les commandes et les publications s’enchaînent, les rencontres aussi qui nourrissent ses premières expérimentations dans un esprit Dada. 1939, voyage à New York où il reçoit un bon accueil à Life et à Harper’s Bazaar, magazine avec lequel il signe un contrat pour couvrir la mode parisienne. Il revient à Paris en août quand la mobilisation est déclarée ! Le 2 septembre, il quitte la capitale pour rejoindre sa famille à Voutenay-sur-Cure dans l’Yonne et déménage ensuite à Vézelay. De retour à Paris, seul, il tente en vain de se procurer des papiers.
Red Cross (Croix rouge), variante d’une photographie pour Vogue US, mars 1945 New York, 1945 © The Estate of Erwin Blumenfeld 2022
Quand le gouvernement de Pétain signe l’armistice, il se retrouve affublé d’une double peine : allemand et juif ! Il est arrêté et interné dans différents camps, et Lena, de Vézelay, va entreprendre le voyage dans cette France coupée en deux pour le rejoindre. Leur fille, âgée de 18 ans, est internée dans un autre camp ! Ces tribulations sont évoquées ici par des photos de famille, des documents administratifs et autres correspondances. Une période qu’il racontera plus tard dans une autobiographie titrée Jadis et Daguerre (chez Robert Laffont en 1975 et rééditée par Actes Sud). Enfin, en 1941, la famille réunie obtient ses visas d’entrées au États-Unis.
Après quelques péripéties le but est enfin atteint le 9 août et dès le lendemain de son arrivée, il débarque dans les bureaux du magazine Harper’s Bazaar et commence de suite à travailler. Deux ans plus tard, il installe un studio sur Central Park South. Dès lors les plus grandes marques et magazines se retrouveront dans son studio.
Un regard novateur
Doué d’un regard personnel, il ne copie personne même pas lui-même ! Il semble d’une adaptation à toutes épreuve et d’une imagination fertile. Les sujets lui dictent envie, application, réflexion et traitement. Durant ses années parisiennes, il avait pris le pli humaniste teinté toutefois de recherches plastiques évidentes (Hôtel Celtic, 1936), à cette époque, il fréquente tout
le milieu artistique et foisonnant de la capitale grâce à ses accointances avec Geneviève Rouault.
Dès lors, il se révèle dès lors un excellent portraitiste alignant devant l’objectif de son appareil aussi bien Matisse que Django Reinhardt et Stéphane Grappelli en duo, Léonor Fini regard sombre et bas à rayures, Rouault, Mauriac pensif et tant d’autres. Il sait se faire graphiste avec les sculptures de Maillol ou les colonnettes de la cathédrale de Rouen. Il est là où on ne le l’attend pas comme dans ce reportage sur les gitans des Saintes-Maries-de-la-mer où il trouve des accents humanistes. La même démarche présidera à un reportage, vingt ans plus tard lorsqu’il se rendra au Nouveau-Mexique documenter les danses sacrées des habitants de San Ildefonso. Et, de camp en émigration dans les années de guerre, il se fait reporter, documentant sa vie de réfugié puis les escales en Algérie, Maroc avant d’enfin embarquer pour les États-Unis.
Là, changement de registre pour ses commandes tant en photos de mode qu’en publicité pour lesquelles il va expérimenter à tous crins. Alors que l’on peut sans problème reconnaître une œuvre d’Avedon, Horst voire d’Horvat, il faut être un fin observateur pour mettre à coup sûr son nom sur un cliché ! Cet intraitable bidouilleur cherche à sans cesse se renouveler. Non seulement, il bricole dans sa chambre noire comme lors des prises de vues, travaillant ses lumières, osant les superpositions, les contrastes et les solarisations. Il se joue du corps féminin le pliant à son propos plastique, et n’hésite pas à utiliser tous les accessoires qui traînent dans son studio : verre dépoli, miroirs, voile, tissus, plastiques, etc… Et quand arrive la couleur dans son travail, il fait sien de nouveaux champs exploratoires qui font de lui un des photographes les plus étonnants et novateurs de son temps, renouvelant le regard sur la mode et la publicité et ouvrant la voie des Hiro, Bourdin, Roversi de la génération suivante. Son travail est à la charnière d’un classicisme qui signe les années d’avant-guerre et d’une révolution de l’image et du regard sur laquelle on vit toujours…
Les tribulations d’Erwin Blumenfeld (1930-1950)
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. 71, rue du Temple (3e)
À voir jusqu’au 5 mars 2023
Du mardi au vendredi : 11 h à 18 h et les samedi et dimanche : 10 h à 18 h
Métro : Rambuteau (lignes 1 et 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11).
Bus : 29, 38, 47, 75
RER : Châtelet-Les Halles
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950
Sous la direction de Nadia Blumenfeld-Charbit, Nicolas Feuillie et Paul Salmona
Coédition mahJ – Rmn-GP
240 pages, 200 ill, 42 €