Peu connu de nos jours, cet humoriste à l’esprit autant débridé, délirant que potache a fait les grandes heures de l’avant et de l’après guerre. S’il fut gaulliste à Londres pendant la guerre, il fit plier de rire la France gaullienne ! Artiste prolifique il toucha à tout avec bonheur et drôlerie. Mais cette exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme nous permet aussi de découvrir derrière l’amuseur un humaniste qui, sous couvert de l’humour, pourfendait l’intolérance, le racisme, et l’imbécillité. Une belle et indispensable évocation en nos temps troublés.
Exposition « Pierre Dac. Le parti d’en rire » à voir au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme jusqu’au 27 août 2023
Pierre Dac et Francis Blanche dans le sketch « Le Sâr Rabindranath Duval », 1960 © Archives Jacques Pessis
Fermée à peine ouverte cette indispensable exposition consacrée à Pierre Dac retrouve dans son intégralité les cimaises du Musée d’Art et d’histoire du Judaïsme et on ne peut que s’en réjouir !
Peut-on se damner pour un bon mot ? Oui. Rire de tout ? « Mais pas avec n’importe qui » avait répondu Desproges. Cette facilité à regarder la vie sous l’angle de l’humour et de la dérision, avec talent, est donnée à peu, surtout quand ces derniers le font avec intelligence et à propos. Dans cette catégorie qui va d’Ouvrard à Coluche en passant par les Devos, Yanne et Desproges ; Pierre Dac, pourtant aujourd’hui presque oublié comme son compère Francis Blanche, est à placer au Panthéon du genre.
Pierre Dac, sa vie, son œuvre, raconté ici, c’est l’histoire d’un gamin né André Isaac, le 15 août 1893 dans une famille juive arrivée à Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne) après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par les troupes allemandes en 1871. Pour commémorer sa naissance, quelques années plus tard, il demandera le plus sérieusement du monde (!) à cette pimpante localité champenoise si l’on pourrait la rebaptiser « Shalom-sur-Marne » ! Puis, la famille s’installe définitivement à Paris en 1896. C’est là que la Première guerre mondiale cueille André et son frère cadet. Ce dernier sera tué au front et André, très sérieusement blessé y laissera une partie de son bras gauche.
Ci-contre à gauche : Brassaï. Pierre Dac devant son micro. Paris, 1935 © Estate Brassaï – RMN-Grand Palais / Ph.: RMN-Grand Palais / Jean-Gilles Berizzi
Ci-dessus : L’humoriste Pierre Dac fut chroniqueur à Radio Londres © AFP
Ci-contre à droite : Son journal L’Os à moëlle, n° 43, 11 février 1965 © Archives Jacques Pessis
Très jeune, bon élève, il baigne dans la musique et… l’humour. Celui des langues familiales : le judéo-alsacien et le français, auxquels s’ajoute le « louchébem », l’argot des bouchers parlé par Salomon Isaac, son père, boucher.
Après la guerre se pose, pour le jeune André, la question du retour. Que faire ? Il sera, dans un inventaire à la Prévert, coursier dans une entreprise de tissu, vendeur de savonnettes à la sauvette, homme-sandwich, chauffeur de taxi. Et c’est en 1920 que, sortant des textes qu’il a griffonné à ses moments perdus, il est engagé dans un cabaret, La Vache enragée et prend le pseudonyme de Pierre Dac. Là, entre deux numéros de chansonniers, il a droit à de courts interludes pour déclamer ses premières proses. Talent aidant, en dix ans, il passe de petits cabarets à d’autres plus importants et commence même à tâter du cinéma comme dans Les Gaîtés de l’escadron de Maurice Tourneur. Il sera même tête d’affiche dans le premier film du prolifique réalisateur Christian-Jaque : Le Bidon d’or.
Dans ce no man’s land de l’entre-deux guerres, dans une France qui tente par tous les moyens de se divertir après la boucherie du premier conflit, il prend du galon et enchaîne de plus en plus d’engagements et quelques films. C’est aussi à cette époque qu’il commence une carrière radiophonique sous l’égide de Marcel Bleustein-Blanchet – le futur fondateur de Publicis – qui vient de fonder une radio, Radio-Cité, et dans laquelle il se fait très vite un nom en animant émissions et jeux.
C’est en tant que membre fondateur de la Société des loufoques, revigorante troupe – qui fait les belles heures du Poste parisien – qu’il crée l’hebdomadaire L’Os à moelle, organe déraisonnable et drôlissime. Carrière stoppée nette par la déclaration de guerre en septembre 1939, événement qui le cueille en pleine gloire ascendante.
Pierre Dac le français libre
Pierre Dac n’aura pas attendu la Seconde guerre mondiale pour défendre ses idées humanistes et pacifiques. Dès 1934, suite aux manifestations de l’extrême droite antiparlementaire de février, il s’engage aux côtés des militants antifascistes. Après l’armistice en juin 40, démobilisé, il passe en zone libre, tente de rejoindre Londres en passant par l’Espagne où il est arrêté puis transféré à Perpignan. Avec de faux papiers il s ‘évade de nouveau, repris, il est emprisonné à la frontière hispano-portugaise et enfin libéré contre … des sacs de blé suite à un accord entre l’Espagne et le Royaume-Uni !
Libéré du camp de Càrcel Modelo, à un fonctionnaire lui demandant pourquoi il a quitté le France, il répond très sérieusement : « En France il y avait deux personnes célèbres, le maréchal Pétain et moi. La France a choisi Pétain, je n’avais plus rien à faire ici… ». Il arrive enfin début 1943 à Londres et rejoint la France libre dont il sera l’une des voix.
Lui le juif dont la famille fut chassée de l’Alsace-Lorraine en 1871, qui fut blessé et perdit son frère dans le premier conflit mondial, va prendre à bras le corps cette « certaine idée de la France » défendue par l’homme du 18 juin. À Radio Londres dans l’émission Les Français parlent aux Français il tente – et réussit – au travers de
Pierre Dac, correspondant de guerre, accoudé à un camion militaire avec deux soldats , Est de la France, hiver 1944-1945 © Archives Jacques Pessis
sketches et chansons de réconforter et d’apporter une voix autre que celle de la propagande vichyssoise, et ce d’une façon humoristique. L’humour à cette époque est du domaine du militantisme ! On ne se refait pas ! Il traite de choses graves en brocardant avec une véhémence fantaisiste le gouvernement collaborationniste.
Son souffre-douleur : Philippe Henriot, son « confrère » de Radio Paris, organe propagandiste de la collaboration. Il enfonce le clou avec ses armes. Son Bagatelle pour un tombeau (1) (allusion au Bagatelle pour un massacre de Céline, brûlot antisémite paru en 1937), un texte très enlevé, adressé à Philippe Henriot, qui dénonce entre autre, sur un mode des plus humoristiques, la dérive antisémite du gouvernement de Vichy et ses lois anti-juives. Prenant pour sujet lui-même poursuivi parce que juif. L’humour là – et il en donnera souvent l’exemple – devient une arme, qu’il sait manier avec drôlerie et férocité. Un texte qui fait mouche par sa pertinence et qui est aussi une belle déclaration d’amour à la France. En 1945, il devient correspondant de guerre et suit certaines divisions dans leur reconquête de la France.
Pierre Dac sur tous les fronts !
Retour au calme. Ce trublion, cet amuseur public, prend ici, avec ses années de guerre et ses états de service (il sera décoré à la Libération) une autre dimension. Les années noires sont vite effacées par la reprise de ses spectacles. Il est dans le tourbillon des années d’après-guerre happé par le besoin qu’à la population en demande de joie et de gaieté. L’époque est au cabaret, au théâtre, à la chanson. Il va y prendre sa part avec, entre autres, Francis Blanche, qui deviendra un compagnon de planche en mars 49 en co-animant l’émission Le Parti d’en rire sur Paris Inter, l’ancêtre de France Inter.
Ensemble, ils signeront quelques grandes pages de l’humour potache comme ce spectacle 39°5 (mise en scène d’Yves Robert !) écrit à quatre mains et présenté aux Trois Baudets, le cabaret de Jacques Canetti – le découvreur des Brassens et Brel – ou encore ce duo culte du sketch : Le Sâr Radindranath Duval.
L’équipe des Français parlent aux Français reconstituée lors de l’émission « La Joie de vivre » sur la Radiodiffusion télévision française consacrée à Pierre Dac à Paris, 15 juin 1953. De gauche à droite : Jean Oberlé, major Vic-Gerson, André Labarthe, Jacques Duchesne, Pierre Dac, Jean Marin, Marcel Bleustein-Blanchet, Général Corniglion-Molinier © Archives Jacques Pessis
En cette époque (presque) sans télévision, la radio et le spectacle vivant sont en plein essor. Pierre Dac y fera son beurre avec son esprit toujours sur la brèche. Cet esprit d’à propos qui n’est pas caractérisable, manie l’humour et la dérision comme une seconde langue. Tout y passe naturellement sans (presque) de retenue dans cette France d’après-guerre au col encore serré : contrepèteries, calembours, grivoiseries et sous-entendus vaseux ! Des années d’après-guerre jusqu’aux Trente glorieuses, Pierre Dac fait partie avec les Maurice Biraud, Raymond Devos, Pierre Doris, Jacques Bodoin, Fernand Raynaud et autres branquignols et chansonniers, du paysage humoristique et débridé de la scène française.
Lui, à contrario des autres, orchestre son talent dans une absurdité entre surréalisme et esprit potache non sans égratigner parfois ceux qui le chagrinent ou le révoltent. « Pierre Dac a ouvert la voie à une forme d’humour alors inconnue en France – explique Jacques Pessis le commissaire de l’exposition – l’équivalent de ce que les anglophones appellent le nonsense ». Dans cette veine, on lui doit l’invention du schmilblick (un appareil qui ne sert… à rien donc utile à tous) dont le nom sera réutilisé par Guy Lux pour un jeu en 1969, la renaissance du désopilant Os à moelle, journal dont les petites annonces régalent un public avide de bons mots. À la radio, parmi ses nombreuses interventions, on retiendra son feuilleton Bons baisers de partout (740 épisodes sur France inter entre 1966 et 1974 !), une parodie des films d’espionnage en clin d’œil au Bons baisers de Russie d’un certain James Bond, la coqueluche du grand écran des 60s ou les 1034 épisodes (!) du mythique feuilleton Signé Furax qui fera pendant huit années, le bonheur des auditeurs de la RTF puis d’Europe 1 ! N’oublions pas non plus sa déclaration – comme le fera Coluche deux décennies plus tard – de candidat à l’élection présidentielle de 1965 sous l’égide du M.O.U (Mouvement Ondulatoire Unifié) dont le slogan de campagne est évidemment : « Les temps sont durs… Vive le M.O.U. ! » !
Il n’en délaisse pas pour autant sa lutte contre l’intolérance et l’antisémitisme qu’il fustige par exemple dans Le Droit de vivre, l’organe de la LICA (la Ligue contre l’antisémitisme) ou sur les planches au Théâtre de la Commune, en jouant le rôle du
président du tribunal dans la pièce L’Instruction, une évocation d’un procès des tortionnaires du camp de concentration d’Auschwitz.
On est étonné, au vu de sa bibliographie, filmographie, discographie, articles et feuilletons radiophoniques et prestations théâtrales en tous genres, de l’esprit prolifique de ce papa des Coluche, Thierry le Luron et autre Desproges à venir. Pierre Dac d’évidence a ouvert des voies, celles de l’humour certes mais aussi d’une certaine prise de conscience qui a permis à ses enfants d’associer à la fantaisie, des notions plus sérieuses voire militantes. Sous ses airs de pitre, le cœur et l’humanité n’étaient jamais loin.
A lire sa biographie (2) et ses textes, on s’aperçoit vite que sous le couvert un peu foutoir, illogiques et absurdes de ses écrits, se cache un véritable pourfendeur de l’intolérance, du racisme, de l’imbécilité. Un chic type, un honnête homme comme on disait autrefois, parmi les meilleurs d’entre nous.
(1) à retrouver dans son intégralité dans le catalogue de l’exposition ou ici.
(2) in catalogue opus cité.
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. 71, rue du Temple (3e)
À voir jusqu’au 27 août 2023
Du mardi au vendredi : 11 h à 18 h et les samedi et dimanche : 10 h à 18 h
Métro : Rambuteau (lignes 1 et 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11).
Bus : 29, 38, 47, 75
RER : Châtelet-Les Halles
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Pierre Dac. Du côté d’ailleurs
Sous la direction de Anne Hélène Hoog et Jacques Pessis
Coédition mahJ – Gallimard. 192 p. 133 ill. 29 €