Un étonnant alignement de planètes nous permet de découvrir, en ce printemps, le travail de six photographes qui ont pour mérite d’explorer différents univers et conceptions de l’image fixe, et ce, répartis dans le temps et l’espace. Ils viennent de Pologne, d’Israël, du Japon, de France et des États-Unis et se répartissent des années du début du siècle avec Moï Ver jusqu’aux recherches contemporaines de Marina Gadonneix et Lynne Cohen. Un éclectisme qui met en lumière l’acte photographique trop souvent cantonné en fin d’année.Six œuvres à (re)découvrir en ce printemps.
MOÏ VER
« Qui est Moshe Vorobeichic ? » titrait un article consacré à Moï Ver (1904-1995), en 1987, par l’auteur et historien de l’art Herbert Molderings, soulignant, par là même, la méconnaissance que l’on avait de celui qui, surtout, utilisa le pseudonyme de Moï Ver… Paradoxalement tout aussi méconnu dans la galaxie des grands de l’image fixe. Étrange destinée de ce contemporain des László Moholy-Nagy, qui fut son professeur au Bauhaus de Dessau ou Emmanuel Sougez et auquel le Centre Pompidou expose son œuvre pour la première fois en France. Moï Ver, pardon Moshe Vorobeichic, est né à Zaskovichi en décembre 1904, un petit village biélorusse, alors intégré à l’empire russe dans une fratrie de quatre enfants. Le père est marchand de bois. Il passe sa petite enfance là puis, lorsqu’il a 11 ans, la famille déménage pour Vilnius et le jeune Moshe intègre d’abord une école hébraïque puis, à l’âge de 17 ans, la nouvelle École de dessin de la société des artistes de Vilnius. Son apprentissage alors est plutôt axé sur les formes d’art traditionnels – dessin et peinture – des premières œuvres qui furent exposées dès 1923 à la Société juive de soutien à l’art de Vilnius. Puis direction le Bauhaus de Dessau, cette école aux enseignements multiples, foyer de l’élaboration d’un renouveau des arts avec, pour professeurs, Walter Gropius, Vassily Kandinsky, Josef Albers, Paul Klee ou encore László Moholy-Nagy !
Barbes, 1933-1934 . Série Visages d’hier. Les juifs en Pologne 1929-1939 © Yossi Raviv-Moi Ver Archive / Ph.: C. Pompidou / Dist. RMN-GP
Deux prises de vue par moi-même. Yport, Seine-Maritime, sur la plage, 1931 © Yossi Raviv-Moi Ver Archive / Ph.: Centre Pompidou/B. Prevost
Crépuscule, 1928-1929 . Série Quartier juif de Vilnius © Yossi Raviv-Moi Ver Archive / Ph.: Centre Pompidou /Dist. RMN-GP
Là, selon les préceptes de ce laboratoire du modernisme, on touche-à-tout : dessin, peinture, architecture, arts décoratifs et… photographie. Le tout dans un même élan de recherches de formes, de conceptions et d’approches nouvelles qui vont forger le siècle. En 1928, la photo prend le pas, pour lui, sur les autres enseignements et il commence un projet visant à documenter le quartier juif de Vilnius tel Roman Vishniac à la même époque qui parcourait les ghettos de Pologne et Lituanie. Cette première expérience, encouragée par des expositions, le décide à ne plus utiliser que ce moyen d’expression. Ses études terminées au Bauhaus, il s’installe à l’automne 1929 à Paris pour compléter son apprentissage et suivre, entre autres, les cours de Fernand Léger à l’Académie moderne et plus techniques, ceux de l’école de la rue de Vaugirard.
Il change son patronyme en Moï Ver sur les conseils de Malraux et en 1931 parait son premier ouvrage, sobrement titré Paris (1) premier des trois ouvrages qui paraitront sous son nom cette année-là. Dans celui titré The Ghetto Lane in Wilna, il ne se contente pas de documenter la vie de ce ghetto en des images reproduisant la seule réalité, mais, fort de séjour au Bauhaus, il retravaille les cadrages, recompose les images en séquences et multiplie les points de vue, à l’image des avant-gardes photographiques de l’époque comme Rodtchenko ou s’apparentant aux décors de Métropolis le film de Fritz Lang. Ces images, et d’autres prises dans les communautés juives polonaises, donnent une vision humaniste de ces communautés avant que celles-ci ne plongent dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
Au service des pionniers
Parallèlement, Paris reste alors son port d’attache où il travaille pour l’agence Globe. L’on voit son travail dans plusieurs revues et magazines dans lesquels il imprime sa marque toujours frappée du sceau de son passage au Bauhaus. En 1932, l’agence Globe l’envoie en Palestine pour un reportages sur les « juifs orientaux ». Un séjour qui le décide à s’y installer deux ans plus tard, mettant alors son travail au service de cet état nouveau que les pionniers construisent. Il prend fait et cause, et entreprend, en 1937, un reportage sur les kibboutzim, ces fermes collectives où l’on construit une nouvelle forme de vie communautaire. Reportage destiné à la formation des jeunes sionistes préparant leur « alyah » en Palestine. Il documente les kibboutzim, ces villages collectifs qui seront de l’essor du futur État d’Israël.
Ses images d’alors ne dérogent en rien à ses préceptes plastiques. On y retrouve sa marque de fabrique faite de photo-montages, de collages, d’angles de prises de vue qui participent à l‘élaboration d’une grammaire au service des revues et publications de propagande. Certaines de ses images d’ouvriers, de paysans et de fêtes communautaires font naturellement penser à ceux de la propagande soviétique, des
Mère et enfant le jour du marché 1937, série visages d’hier, les juifs en Pologne 1929-1939 © Yossi Raviv-Moi Ver Archive / Ph. : Centre Pompidou / Dist. RMN-GP
images valorisant le travail et l’esprit pionnier des bâtisseurs de l’état juif. En 1953, retour à la case départ. Il abandonne la photo, son travail de graphiste et d’éditeur qu’il avait entretemps pris pour un quotidien, pour reprendre les pinceaux. Il abandonne même son pseudonyme et son patronyme de Moshe Vorobeichic pour devenir Moshe Raviv et s’installe dans le village de Safed en Haute-Galilée. Il va, là, participer activement à la communauté artistique du lieu. Son œuvre peint est dans l’esprit de cette abstraction qui a fait les beaux jours de l’École de Paris, on pense à Jean Bazaine ou Jacques Germain dans laquelle il inclut des références figuratives, tels des paysages, des figures religieuses ou des lieux d’étude de la littérature populaire yiddish, le modernisme, mais aussi la tradition ésotérique kabbalistique. C’est là qu’il décède en janvier 1995.
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(1) Ouvrage paru en 1931 aux Éditions Jeanne Walter et accompagné d’une introduction par Fernand Léger. Cet ouvrage, dans son édition originale est le fleuron de l’édition photographique et sûrement l’ouvrage le plus recherché et le plus cher avec celui de Germaine Krull Métal. Un exemplaire de Paris a été vendu plus de 24 000 € chez Christie’s en 2011. Paris a été réédité en 2004 aux Éditions 7L.
LYNNE COHEN ET MARINA GODONNEIX
Au même étage, deux autres accrochages donnent une belle place à deux photographes contemporaines. L’américaine Lynne Cohen répond à la française Marina Gadonneix en un double dialogue monographique. La première partie du parcours, consacrée à l’œuvre de Lynne Cohen, « met l’accent sur les œuvres de ses deux premières décennies de création. Elle permet de comprendre pourquoi une artiste pratiquant la sculpture et la gravure est tentée, au début des années 1970, par la photographie. L’accrochage dévoile la fraîcheur conceptuelle de ses œuvres où l’intérêt documentaire pour l’empreinte sociale des intérieurs côtoie l’esprit de l’art conceptuel et de l’art minimal. Le choix précis de différents thèmes éclaircit particulièrement l’intérêt de Lynne Cohen pour l’exploration systématique de lieux liés à l’idée d’entraînement et de simulation » explique Florian Ebner, co-commissaire avec Matthias Pfallern de ces présentations.
Lynne Cohen . Model living room, 1974 © Andrew Lugg and Lynne Cohen Estate / Ph.: Gallery Stephen Daiter
Marina Gadonneix . Rock and sand, 2012 © Marina Gadonneix / Galerie Christophe Gaillard / Ph.: Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP
Lynne Cohen . Police Range II, 1989 © Andrew Lugg and Lynne Cohen Estate / Ph.: Galerie In Situ – Fabienne Leclerc
La seconde partie de l’exposition présente l’œuvre de Marina Gadonneix sous la forme d’une première rétrospective de cette artiste diplômée de l’École Nationale Supérieure de la photographie d’Arles. Fondée sur de longues recherches, sa pratique photographique est caractérisée par une grande élégance formelle qui tend vers l’abstraction tout en gardant son intérêt social et documentaire. « Si l’entraînement et la simulation jouent également un rôle central dans les premières séries de Marina Gadonneix comme La maison qui brûle tous les jours et Remote Control, les notions d’anticipation et de spéculation apparaissent dans sa série la plus récente des Phénomènes. Elle y photographie les dispositifs expérimentaux mis en place dans des laboratoires high-tech en France et aux États-Unis où sont visualisés des phénomènes scientifiques, ou les effets de catastrophes naturelles » nous renseignent les deux commissaires de l’exposition.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 28 août 2023
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition Moï Ver : ici
Site de l’exposition Cohen/Gadonneix : ici
ELLIOTT ERWITT
Le petit chien présent sur l’affiche vient nous rappeler cette série mythique dont Elliott Erwitt (né en 1928) photographe américain, fit beaucoup pour sa reconnaissance. Un thème qui caractérisa son nom comme ce fut le cas pour William Wegman et son obsession pour les braques de Weimar ou Philippe Halsman et ses « jumpologies ». Une signature. Naturellement, l’œuvre prolifique d’Erwitt ne se résume pas à ce clin d’œil urbain et ses toutous se promenant en laisse. C’est ce que nous démontre ici, au musée Maillol, qui aime à rappeler, en un inventaire à la Prévert, qui est ce photographe assis au panthéon du genre : une œuvre forte de 600 000 négatifs, des centaines d’expositions à travers le monde, une bonne quarantaine d’ouvrages et ici, dans cette rétrospective, 215 photos couvrant la période allant de 1948 à 2009 !
New York City, États-Unis, 1974 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
Berkeley, Californie, États-Unis, 1956 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
Le 100ème anniversaire de la Tour Eiffel, Paris, France, 1989 © Elliott Erwitt / Magnum Photos
Car il a tout couvert, tout vu, tout rencontré en près de 80 ans de carrière ! Mode, cinéma, architecture, reportages, photographies de rue, portraits de célébrités comme Hitchcock, Kennedy, Che Guevara, De Gaulle, Marilyn Monroe et tant d’autres ! Au milieu de tout cette palette de thèmes, s’il fallait en tirer des lignes directrices, le choix de l’affiche met bien l’accent sur le dénominateur commun de son œuvre : l’ironie, l’humour, le tout teinté d’une certaine tendresse et son regard rejoint d’évidence celui des photographes humanistes. L’humanité est, à ses dires, le qualificatif qui le touche en premier. « En réalité, dire qu’il y a de l’humanité dans mes photos est le plus grand compliment que l’on ne m’ait jamais fait » reconnaît-il. Et d’ajouter : « Mon affaire, c’est la condition humaine »
En un parcours chapitré en huit sections thématiques, l’exposition tente de balayer tous les grands thèmes qui structurent son travail : enfants, plages, villes (dont New York, Rome et Paris qui firent l’objet de trois ouvrages chez TeNeues), la femme, les musées (où l’on apprend qu’il adore les arpenter) et naturellement les toutous. On retrouvera ici naturellement beaucoup de photos à (re)découvrir et aussi ses images emblématiques, voire iconiques, comme ce couple qui s’embrasse vu dans le rétroviseur de leur voiture, ou cet homme qui saute, parapluie en main, sur l’esplanade du Trocadéro alors qu’un couple s’enlace (on apprend ici que cette photo est le résultat d’une préparation et non une « image à la sauvette »). Et enfin, ce prêtre, confesseur de rue qui serait une scène banale si on ne sait pas que cette photo a été prise au-delà du Rideau de fer, pendant la guerre froide. De son regard ressort une impression de bonheur, de joie de vivre lui qui affirme : « Je ne me lève pas le matin en me disant : je décide d’être drôle ? Vous n’avez qu’à les regarder, les choses sont drôles »
Musée Maillol. 59-61, rue de Grenelle (7e)
À voir jusqu’au 15 août 2023
Ouvert de 10h30 à 18h30, tous les jours en période d’exposition temporaire. Nocturne le vendredi jusqu’à 20h30.
Accès :
Métro : Ligne 12, station Rue du Bac
Bus : Lignes 63, 68, 83, 84, 94 et 95 : arrêt Charlotte Perriand. Lignes 69 : arrêt Solférino Bellechasse
Site de l’exposition : ici
JULIA PIROTTE
C’est à la découverte du travail, du témoignage plus exactement, de la méconnue photographe Julia Pirotte (née Gina Diament, 1907-2000) que nous convie le Mémorial de la Shoah. De par sa volonté de donner corps aux causes pour lesquelles elle a décidé de témoigner, que les clichés qu’elle nous a laissé sont d’une grande importance. Elle rejoint en cela les Gerda Taro, Lee Millier, Dorothea Lange et autre Lewis Hine et David Golblatt, quelques noms de cette lignée de photographes qui ont dénoncé, à un moment donné, l’état du monde. Beaucoup, comme Julia Pirotte, restent encore trop souvent dans l’ombre.
Julia Pirotte, est née dans une famille pauvre (son père était mineur), dans un village polonais non loin de Lublin. Son arrestation à 17 ans pour son adhésion dans la jeunesse communiste, suivit de quatre ans de prison, y sont sûrement pour beaucoup dans son engagement futur. En 1934, elle quitte la Pologne pour la France avec un arrêt forcé pour maladie en Belgique. Là, elle commence à travailler comme ouvrière, épouse un ouvrier et syndicaliste, Jean Pirotte. Elle va rencontrer la future résistante Suzanne Spaak, et de leur rencontre et l’échange d’idées communes, Suzanne Spaak lui offre un appareil Leica et la convainc de devenir reporter photographe. Fidèle à ses idées et ses engagements, elle commence une enquête sur les mineurs polonais à Charleroi et quitte la Belgique lors de l’invasion nazie en mai 1940 pour se fixer à Marseille où elle commence des collaborations avec la presse locale.
Des camions transportent les cercueils des victimes du pogrom de Kielce (voïvodie de Sainte-Croix). Pologne, juillet 1946 © Coll. Mémorial de la Shoah/Coll. Julia Pirotte.
Une petite fille dans une rue en ruine, image-symbole d’un renouveau pour Varsovie. Varsovie, Pologne, 1947 © Julia Pirotte/Musée de la Photographie à Charleroi.
Enterrement des victimes du pogrom de Kielce (voïvodie de Sainte-Croix). Pologne, juillet 1946 © Coll. Mémorial de la Shoah/Julia Pirotte.
Julia met la photographie au service des causes qu’elle défend : les conditions de vie précaires des habitants du Vieux-Port, les enfants juifs du camp de Bompard et les maquis de la Résistance. Résistance qu’elle rejoint très tôt tout comme sa sœur Mindla. Agent de liaison pour les FTP-MOI, elle transporte tracts et armes et fabrique des faux-papiers.
Après-guerre, elle retourne en Pologne et va, entre autres, documenter l’antisémitisme qui y règne. En 1946, elle est la seule présente à Kielce juste après le pogrom et elle réalise l’un de ses reportages les plus poignants, témoignage d’un antisémitisme toujours virulent. Elle sera de nombreux combats faisant d’elle une figure emblématique de la lutte contre les discriminations, la misère et les défavorisés. Une présentation forte d’une centaine de tirages, d’interviews et de documents mettent à jour, enfin, cette figure trop longtemps restée dans l’ombre.
Mémorial de la Shoah. 17 rue Geoffroy l’Asnier (4e).
À voir jusqu’au 30août 2023
Ouvert du dimanche au vendredi de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22h
Accès :
Bus : 67, 69, 76, 96 arrêt Rue Vieille du Temple / Mairie du 4e
Métro : Ligne 1 : Saint-Paul ou Hôtel-de-Ville. Ligne 7 : Pont-Marie
Site de l’exposition : ici
KEN DOMON
On peut ici faire la même remarque que pour Moï Ver et Julia Pirotte. Si le Japon a donné à l’art photographique certains de ses plus grands maîtres, on pense à Ueda, Moriyama, Sugimoto, Narahara, Kimura et autre Matsumoto, le nom et l’œuvre de Ken Domon (1909-1990) sont nettement moins connus en France. Il naît le 25 octobre 1909 à Sakata (département de Yamagata), d’une mère infirmière et d’un père employé de bureau. Après des études de droit à Tokyo, il est exclu de l’université pour son activité politique et se tourne vers la photographie en devenant apprenti, en 1933, dans un studio tokyoïte. Il est engagé, deux ans après, dans un studio créé par Yônosuke Natori qui avait fait ses classes au Berliner Illustrierte Zeitung et qui apporte au Japon des méthodes nouvelles de collaboration au sein de son studio entre les photographes et les graphistes ouvrant la porte à une nouvelle ère du photojournalisme japonais.
Enfants faisant tourner des parapluies, Ogôchimura photographie de la série Enfants, vers 1937 © Ken Domon Museum of Photography
Pont Musaibashi de l’étang Garyô-ike, temple Eihô-ji, Gifu, 1962 © Ken Domon Museum of Photography
Le Dôme de la bombe atomique et la rivière Motoyasu photographie de la série Hiroshima, 1957 © Ken Domon Museum of Photography
Placé sous surveillance policière sous prétexte d’être un danger « pour la paix et l’ordre », Ken Domon commence à effectuer des reportages, mais la guerre l’oblige à s’éloigner de sujets qui pourraient passer pour polémiques et il se tourne alors vers d’autres traitant de sujets culturels ou liés aux arts traditionnels comme un long reportage sur les maîtres du bunraku, le théâtre de marionnettes, l’une des formes du théâtre japonais traditionnel, travail qui fera l’objet d’un ouvrage paru en 1972.
Donc saluons l’initiative de la Maison du Japon, de mettre à l’honneur, pour la première fois en France, ce représentant d’importance de la photographie nippone. En cent tirages, on suit son parcours comme une marche vers la sagesse. Du photojournalisme du début de carrière, un prend un « inévitable tournant » vers la propagande dans les années 30 avant de fixer son objectif sur les temples bouddhistes, et surtout les portraits d’enfants et son bouleversant travail sur Hiroshima.
Les photographies d’enfants font partie intégrante de l’œuvre de Ken Domon. Ses premiers reportages pour le magazine Nippon portent sur la vie des enfants mineurs ou sur celle des enfants pêchant à Izu. En les photographiant, Domon saisit l’énergie du Japon propre à cette époque : dans les rues de Ginza, de Shinbashi et d’autres quartiers populaires de Tokyo, mais aussi à Nagoya ou à Osaka, notamment dans le quartier de Kôtô où il réside. Par ce biais, il se sert de l’innocence du regard des enfants pour aborder indirectement des sujets de société.
L’autre grand reportage qui a provoqué un choc lors de sa publication en livre en 1958 est celui qu’il consacra au drame d’Hiroshima. 13 ans après qu’une bombe atomique fut larguée sur cette métropole japonaise, Ken Domon va s’y rendre six fois, réaliser près de 8 000 photos des lieux et surtout les personnes qui furent touchées par ce drame. Il rend ainsi compte des dégâts matériels, des blessures physiques, des cicatrices, des déformations ainsi que des opérations de chirurgie plastique et des transplantations réalisées sur les victimes de la bombe. Les 14 premières pages
Ken Domon. Femmes se promenant, Sendai, 1950 © Ken Domon Museum of Photography
de son ouvrage sont d’ailleurs consacrées aux avancées dans le domaine de la chirurgie reconstructrice, un véritable dossier de référence en la matière à l’époque.
Une œuvre empreinte d’un grand réalisme, mais sans chercher pour autant une forme de misérabilisme. Un vrai regard de reporter confronté à un monde chaotique. Il chercha à apaiser son regard dans ses dernières images. Il expliquait : « La réalité sociale du quotidien s’impose au moins autant à moi que les traditions ou la culture antique de Nara et de Kyoto ; le point commun de mon intérêt pour ces deux sujets, c’est ma tentative de comprendre le lien que ces réalités ont avec la destinée des Japonais, leur colère, leur tristesse, leur joie. »
Dans une présentation thématique, la Maison du Japon met plus particulièrement l’accent sur deux reportages qui sont considérés comme emblématiques de l’œuvre de Ken Domon : Hiroshima (1958), considéré par le prix Nobel Kenzaburô Ôe comme la première « œuvre d’art contemporain » inspirée par la bombe atomique à traiter des vivants et non des morts, et Les enfants de Chikuhô (1960), une série photographique qui témoigne de la pauvreté qui ronge les villages miniers du Sud du pays, en se focalisant sur la vie des enfants des rues.
« On peut parler de l’œuvre de Ken Domon comme d’une autobiographie, d’une documentation personnelle, plutôt que sociale, qui traduit son souci constant de fixer sur la pellicule un moment de dialogue avec le sujet. » précise la commissaire, Rossella Menegazzo. En 1983, sept avant sa disparition, est inauguré à Sakata le Ken Domon Museum of Photography, dans lequel plus de 135 000 de ses photographies sont conservées. Preuve, si besoin était, de son importance au sein de la photographie nippone.
Maison de la culture du Japon à Paris. 101 bis, quai Jacques Chirac (15e)
À voir jusqu’au 13 juillet 2023
Accès :
METRO : Ligne 6 station Bir-Hakeim
RER C : arrêt Champ de Mars – Tour Eiffel
BUS : Ligne 30 et 72 : arrêt Bir Hakeim. Ligne 82 : arrêt Champ de Mars
Site de l’exposition : ici