Cet été, le Jeu de Paume rend hommage à deux grands noms de l’image fixe et animée. Deux artistes dont le nom et l’œuvre restent encore par trop méconnus du grand public. Le français Frank Horvat qui partagea son temps entre la photo de mode, dont il fut l’un des maitres, et le reportage d’actualité. Au même endroit, c’est au Hollandais van der Keuken que le Jeu de Paume rend hommage en lui prêtant ses cimaises et ses écrans. Photographe autant que cinéaste, il a, avec ses deux casquettes, ausculté le monde, mettent en exergue de son travail des notions telles que la justice et la démocratie, incarnées et vécues comme des émotions.
Exposition Franck Horvat & van der Keuken, au Jeu de Paume jusqu’au 17 septembre 2023
Frank Horvat, Paris, le monde, la mode
Frank Horvat. Monique Dutto à la sortie du métro, Paris, pour Jours de France, 1959 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Combat de boxe entre enfants, Lambeth, Londres, Angleterre, 1955 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Paris au téléobjectif, bus, 1956 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Tan Arnold au Chien qui fume, Paris, pour Jardin des Modes, 1957 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Chapeau Givenchy, Paris, pour Jardin des Modes, 1958 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Grand magasin, Tokyo, Japon, 1963 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Fille et policier, Caracas, Vénézuela, 1963 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
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Dans la galaxie des photographes humanistes qui eurent leur heure de gloire durant les années 50/60, Frank Horvat (disparu en octobre 2020 à l’âge de 92 ans) est resté étonnement peu connu du public et pourtant, son œuvre n’a en rien à pâlir à côté de celles des « stars » de l’époque et du genre que furent les Robert Doisneau et Willy Ronis. De plus, il partage avec le premier d’avoir lui aussi fait de la photo de mode. Si chez Doisneau cette parenthèse dans sa carrière est dû en grande partie d’avoir été, un temps, sollicité par Vogue, Horvat, par contre, fit de cette discipline l’un des fondements de son travail et de son art. Et, sans chauvinisme aucun, son travail sur la mode ne rougit pas d’être placé en regard de celui d’un Richard Avedon ou d’un Norman Parkinson. Paris étant la capitale de la mode, il était donc normal, voire évident, que la photographie en rendit compte avec des photographes du cru.
Horvat fut (avec Willy Maywald) l’un des pionniers qui fit sortir la mode dans la rue ne négligeant pas, pour autant, le travail en studio. À regarder aujourd’hui ses clichés, on constate qu’il définit parfaitement les canons classiques du genre et, ce, nullement daté comme peut l’être le travail d’un Horst ou d’un Beaton, et qui tient allègrement la comparaison avec les grands noms du genre.
Son regard humaniste, l’autre facette d’importance de son œuvre, cerne au plus près, dans des cadrages serrés, la rue. On le suit partout : une exposition florale à Londres, des mineurs dans le Borinage, des danseurs brésiliens, des clients dans un grand magasin tokyoïte, des gamins boxeurs à Londres, etc. Sans oublier un important travail documentaire sur la prostitution, les cabarets et spectacles de strip-tease, dont une magistrale série sur le Sphinx à Pigalle.
Il ausculte le monde avec un regard dans lequel son humanisme rejoint celui d’un Cartier-Bresson avec toutefois une réelle volonté de témoignage et de documentation sans cette volonté, toujours présente et affichée d’HCB, de vouloir soigner son cadre. Le travail d’Horvat et ses rencontres aux quatre coins du monde, ont généré des instantanés qui révèlent des moments de vie. Une manière qui le situe plus du côté de William Klein (qui, voyant les photos d’Horvat, lui aurait demandé un conseil technique !) avec cette volonté d’occupation complète de son cadre, focalisant sur le sujet toute son attention (Fête des 15 ans à Rio de Janeiro ou Carol Lobravico au café de Flore, Paris, pour Harper’s Bazaar). Conscient de ses deux casquettes, il nota dans un de ses carnets : « Si le photojournalisme montre les choses telles qu’elles sont, la photo de mode les montre comme on voudrait qu’elles soient. ».
Entre reportages et mode
Né en 1928 dans une famille juive à Abbazia en Italie (aujourd’hui Opatija en Croatie) d’un père médecin, ses parents se séparent alors qu’il a six ans. Ballotté par l’Histoire, il se retrouve en Suisse en 1939 avec sa sœur. En 1944, il échange sa collection de timbres contre un appareil photo et c’est quatre ans plus tard qu’il est embauché dans une petite agence de publicité. En 1949, il émigre en Israël, où il effectue ses premiers reportages. En 1951, il est à Paris, rencontre Cartier-Bresson qui lui donne quelques conseils et dès lors, il commence une carrière de reporter-photographe et se spécialise dans des reportages documentaires.
En 1957, avec l’aide de William Klein, il rentre dans la mode en commençant à collaborer au magazine Jardin des Modes et commence aussi à fréquenter le tout Paris des arts. Dès lors tout semble s’emballer, la mode toujours, avec un pied dans le magazine Elle, puis l’on voit sa signature dès lors dans les prestigieux Harper’s Bazaar, Queen, et naturellement dans le mythique Vogue ! Son entrée dans la prestigieuse agence Magnum le voit alors parallèlement sur tous les fronts : de la campagne Nixon/Kennedy aux États-Unis à un sujet sur le Grand Nord, un autre sur la
Frank Horvat. Deborah Dixon et Federico Fellini, haute couture italienne, pour Harper’s Bazaar, Rome, Italie, 1962 © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
drogue au Pakistan et le voilà au Népal pour la première ascension de l’Everest ! Ses reportages couvrent les pages des plus grands magazines du monde. Frank Horvat, c’est une carrière qui commence en Italie dans les années 40 et qui s’achève à sa disparition soit plus de 70 ans à regarder, ausculter, témoigner de la beauté comme des désordres du monde. Cette exposition, axée sur les années 50-65, est forte de 170 tirages et 70 documents originaux, fait la part belle aux deux facettes de son travail. Mode, reportage, actualité, portrait… Horvat a couvert tous les champs, il est l’un des rares photographes a avoir porté un regard aussi éclectique sur tous les domaines de l’image fixe !
Johan van der Keuken, le rythme des images
Johan van der Keuken. Paris 1956-58 © Collection Nederlands Fotomuseum / Noshka van der Lely
Wij zijn 17, 1955 Collection Universitaire Bibliotheken Leiden © Noshka van der Lely
Wij zijn 17, 1955 Collection Universitaire Bibliotheken Leiden © Noshka van der Lely 8. Johan van der Keuken
Yvonne et Georgette, Achter glas 1956, Collection Maison Européenne de la Photographie © Noshka van der Lely
Logement pour étudiant Weesperstraat, Amsterdam 1966 Collection Het Nieuwe Instituut, Rotterdam
Paris, 1956-58 Collection Universitaire Bibliotheken Leiden © Noshka van der Lely
Paris, 1956-58 Collection Maison Européenne de la Photographie © Noshka van der Lely
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Photographe et cinéaste culte né à Amsterdam en 1938 dont la manière de filmer et de photographier, très naturaliste, en a influencé plus d’un. On peut saluer l’initiative du Jeu de Paume de le présenter enfin au grand public. Van der Keuken fut surtout un photographe trimballant son appareil et son regard dans une réalité poétique autant que réaliste. La photo, il la découvre à l’âge de 12 ans et tourne son premier film, Paris à l’aube à 19 ans, pendant son séjour en tant qu’étudiant à l’IDHEC. Le Jeu de Paume a associé ses deux casquettes, celle du photographe avec plus d’une centaine de tirages d’époque, provenant de collections néerlandaises et françaises, et celle de cinéaste avec une sélection de ses courts-métrages. De 1957 à sa disparition, il en tournera près de 65 ! Le dernier, Présent, inachevé traite de son combat contre le cancer qui l’emportera en janvier 2001. Photo et films couvrant, ici, l’ensemble de son œuvre, de 1955 à 2000.
Il est difficile, et serait non approprié, de séparer ces deux aspects de son travail qui concourent de la même démarche. Dans ce sens, on pense effectivement au Raymond Depardon cinéaste et photographe de San Clemente et de Flagrant délit. On doit, entre autres, à van der Keuken trois ouvrages, aujourd’hui aussi cultes que lui et dont on découvre également ici, pour la première fois en France, les maquettes originales de ses premiers livres photographiques. Ce sont ces maquettes qui ouvrent l’exposition. Celle de Nous avions dix-sept ans, (publié alors qu’il n’a que 17 ans !), où il fut l’un des premiers à se pencher sur les ados. Même sujet, mais suant un peu l’ennui et le renfermement : Derrière la vitre, met en scène deux sœurs qui passent le plus clair de leur temps sombre à zieuter et rêvasser derrière leur fenêtre. Et enfin, Paris mortel, renferment des photos faites entre 1956 et 1958 lorsqu’il suivait chez nous des études de cinéma.
Est-ce son moral, sa condition d’alors, ou un spleen ravageur qui donnent à ses images autant de noirceur mêlée à autant de poésie ? Il nous montre un Paris débarrassé de ses clichés (amoureux, ville lumière, bistrots sympas et jeunesse joyeuse…) pour dresser le portrait « mortel » d’une ville laborieuse, ouvrière et pas aussi pimpante que celle de Ronis ou de Doisneau.
Ses photos sont des instantanés qui révèlent par leur composition et leur mouvement le foisonnement des villes et la cohue de ses habitants. Puis, on nous entraîne dans son œuvre de cinéaste. Des films tournés à la « va-comme-je-te-pousse », caméra à
Johan van der Keuken. 42nd Street, New York, 1997 © Collection Nederlands Fotomuseum / Noshka van der Lely
l’épaule dans la veine des cinéastes de la Nouvelle Vague, qui ont bien saisi l’urgence de son propos. Celui d’un artiste très tôt politisé qui se fait l’écho des dissentions sociales, des tensions et des conflits. À cette époque, il voyage à travers l’Europe et les Balkans, l’Afrique, l’Inde, le Vietnam, la Palestine, l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, accompagné d’une seule personne (à la prise de son). Alors que l’influence de l’anthropologie sur sa pratique documentaire devient de plus en plus évidente, il affirme que des notions telles que la justice et la démocratie sont incarnées et vécues comme des émotions plutôt que comme des concepts abstraits isolés. Le photographe, lui nous offre des images faites lors de ses voyages, des réunions de famille, des portraits de ses amis comme le peintre Lucebert, le photographe van der Elsken et quelques autres séries datant des années 80 et 90 dans lesquelles ce Hollandais s’amuse avec son cadre et la lumière.
Son œuvre « a marqué l’histoire de la photographie et du cinéma contemporain, ayant sans cesse cherché la mobilité du cadre comme une métaphore de son engagement social avec le monde. » nous rappelle les commissaires de l’exposition.
Musée du Jeu de Paume. 1, Place de la Concorde (8e)
À voir jusqu’au 22 septembre
Ouvert du mardi au dimanche de 11h à 19h.
Fermé le lundi
Accès :
Métro : lignes 1, 8 et 12 station Concorde. Ligne 14 station : Madeleine
Bus : lignes 42, 45, 72 et 84, arrêt Concorde
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Frank Horvat 50-65
Textes de Virginie Chardin et Susanna Brown
Coédition Jeu de Paume / Éditions de La Martinière, Paris
Édition bilingue français/anglais
288 pages, 235 illustrations en noir et blanc et en couleurs
Prix : 45 €