Le Centre Pompidou nous accroche une exposition fleuve consacrée à l’exercice du dessin par Picasso. En clôture de l’année commémorant le cinquantenaire de sa disparition, cette exposition, forte de 1 000 œuvres, se parcourt comme un survol définitif de son œuvre, dans cette pratique qui l’occupa tout au long de sa vie. Magistral ! Une exposition qui fera date.
Exposition Picasso. Dessiner à l’infini au Centre Pompidou jusqu’au 15 janvier 2024
Une présentation prenant appui sur une remarquable scénographie signée Jasmin Oezcebi, faite de cimaises flottantes en un parcours tant chronologique, que thématique ou transversal qui rend parfaitement compte du foisonnement créatif de l’œuvre © Centre Pompidou / Succession Picasso 2023 pour les œuvres / Ph.: D.R.
Étude académique. La Corogne, 1894 © Succession Picasso 2023 / Museo Picasso, Barcelona / D.R.
L’Étreinte, Barcelone, printemps 1903 © Succession Picasso 2023 / RMN-Grand Palais (musée de l'Orangerie) / M. Lewandowski
Feuille de musique et guitare, 1912 © Succession Picasso 2023 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Adam Rzepka/Dist. RMN-GP
Nature morte à la guitare, 1919 © Succession Picasso 2023 / Musée Angladon, Avignon / D.R.
Autoportrait [Montrouge], 1918 © Succession Picasso 2023 / RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / M. Rabeau
Olga à la couronne de fleurs, Paris 1920 © Succession Picasso 2023 / RMN-G.P. (Musée national Picasso-Paris) / D.R.
Portrait d’Olga. 1921 © Succession Picasso 2023 © RMN-G.P. (Musée national Picasso-Paris) / M. Rabeau
Faune, cheval et oiseau. 5 août 1936 © Succession Picasso 2023 / RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / M. Rabeau
Deux femmes nues sur la plage. Paris 1er mai 1937© Succession Picasso 2023 / RMN-G.P. (Musée national Picasso-Paris) / D.R.
Tête qui pleure (V). Postscriptum de Guernica. Paris, 8 juin 1937 © Succession Picasso 2023 / Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía
Portrait de Françoise. Paris, 20 mai 1946 © Succession Picasso 2023 / Ph. : RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / M. Rabeau
Le Taureau, Paris, 22 décembre 1945 - IVe état © Succession Picasso 2023 Photo (C) RMN-G.P. (Musée national Picasso-Paris) / M. Rabeau
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D’entrée, le ton est donné, affiché : une exposition de… 1000 œuvres (dessins, gravures, carnets…) dont certaines rarement, sinon jamais, montrées et qui a (presque) vidé les réserves du Musée Picasso ! Une présentation toute à la démesure du démiurge que fut Pablo Picasso (1881-1973) dont on estime l’œuvre complet à plus de 50 000 pièces, dont environ 7 000 dessins. Car il dessinait sans cesse, partout, sur tout, pour tout et tous, des dessins préparatoires à ses œuvres sur toile, d’autres pour le plaisir ou à l’envi et jusqu’aux petits crobars à destination de ses enfants. Une vie le crayon à la main quand ce n’était pas le pinceau, le burin, la gouge ou l’argile. Une vie foisonnante que cet accrochage – qui fera date, soyons-en certains – rend parfaitement et qui trouve, dans cette scénographie tourbillonnante, toute la mesure de cet œuvre titanesque autant que léger, virevoltant, drôle souvent, tragique quelques fois, humain assurément.
Picasso a peint, et donc dessiné, la vie avec ses petits bonheurs comme ses grandes espérances, ses admirations pour la femme, l’homme, le paysage, les grands mythes comme ses dénonciations de nos travers ou de nos angoisses. Du plus clair et délicat des pastels et aquarelles au plus sombre de l’encre, soulignant tous les aspects de notre condition. La vie en somme, simplement, mais avec quelle magnificence ! Cette exposition clôt avec panache les célébrations du cinquantenaire de sa disparition. Une façon de revenir aux sources qui ont abreuvé son impétueux fleuve…
Un talent précoce !
On nous propose ici une balade dans la tête et l’art du peintre en suivant son crayon, et l’on est sidéré d’entrée par ses humanités faites dans les classes de dessins d’après modèle de cette école barcelonaise qui l’abrita un temps, et le rejeta très vite au motif qu’il n’avait rien ici à apprendre, car de cet enseignement il avait déjà, en autodidacte, fait le tour ! Quand on regarde les dates de ces dessins déjà tellement parfaits, on constate qu’il a à peine 14 ans ! Il dessinait alors mieux que les élèves des Beaux-Arts de quelques années plus vieux, qui eux ahanaient sur leur fusain alors que lui traite déjà tout cela d’une main légère. À peine sorti de l’enfance, Picasso avait alors déjà remplacé le jeune Pablo Ruiz, fils de José Ruiz y Blasco, peintre lui-même et prof de dessin à Malaga, puis à la Corogne et à Barcelone.
À 13 ans, il avait déjà, derrière lui, quatre ou cinq années de petits dessins en marge de ses cahiers d’écoliers. « La première chose que j’ai faite au monde, c’est de dessiner, comme tous les gosses d’ailleurs, mais beaucoup ne continuent pas.1 ». Une scène de corrida déjà sacrement bien observée (Le Picador sa première toile en 1890), ou des pigeons et une corrida prise sur le vif avec un rare regard (Course de taureaux et pigeons, 1891) sont la preuve de ce don que ne pouvait améliorer de longues études, études où il enchaînait, avec une aisance et une étonnante désinvolture, les dessins d’après des modèles anatomiques (Étude académique d’un plâtre d’après l’antique, 1893, Étude académique, 1894) déjà parfaits.
Sept décennies de création
Par quel bout prendre cette montagne ? Les commissaires de l’exposition (Anne Lemonnier, attachée de conservation, Musée national d’art moderne et Johan Popelard, conservateur du patrimoine, en charge des arts graphiques, Musée national Picasso-Paris) ont fait un choix inhabituel que vient renforcer une scénographie étonnante, signée Jasmin Oezcebi, faite de cimaises flottantes, un brin déroutantes à prime abord.
Arlequin, 1923 © Succession Picasso 2023 / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian / Dist. RMN-GP
Dès l’entrée, comme pour bien appuyer cette visite qui revisite l’entièreté des sept décennies de création du peintre, est accroché une série de portraits qui balaie toute l’œuvre partant d’un portrait daté 1902, jusqu’à cette tête d’homme hallucinée de 1972. Tout est dit. À partir de là, on ne sait vraiment par où prendre cette exposition et puis, doucement, comme pris par la main, notre déambulation, notre regard, notre curiosité entrent dans cet accrochage qui n’est ni complètement chronologique, ni vraiment thématique (bien que toutes les périodes comme tous les thèmes sont ici abordés) mais semble bien épouser l’esprit d’un Picasso toujours en recherches et jonglant avec ses manières comme avec ses sujets. Et si certaines évidences sont là et attendues (Cubisme, Parade, Érotisme, Guernica, Femme qui pleure) d’autres nous convient à ses interprétations d’œuvres (Femmes d’Alger ou Déjeuner sur l’herbe).
Tête de femme. Paris, été 1907 © Succession Picasso 2023 / Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian / Dist. RMN-GP
Pour d’autres sections, le tri est fait en fonction des formes (Ligne claire, Constructions, Points et lignes, Simplification, Dessins réticulés), ou regroupés en des associations thématiques (Fenêtres, arabesques, Monstres, Dolor, Anatomie, Autoportraits, Baisers) qui se jouent de la chronologie pour mieux nous guider dans des constantes qui traversent l’œuvre ou sont le fruit d’une période donnée (En bleu, Le laboratoire de 1908, Violences) avec potentiellement des résurgences bien après. En tout une cinquantaine de points de repères (de chapitres ?) qui donnent à l’ensemble la cohérence de l’œuvre. « Plutôt qu’un parcours classique, qui passerait en revue les différentes époques, l’exposition propose un cheminement ouvert, où les thématiques s’enchaînent comme autant de questions posées autour de la représentation, de la ligne, de la place du dessin dans le travail de l’artiste. Le dessin comme expérience permanente, dans les carnets, les séries, les variations ; le dessin qui s’aventure à la frontière de la sculpture et de la peinture ; le dessin comme prolongement de la pensée… » expliquent les commissaires, justifiant leur choix scénographique.
Montrer la cohérence de l’œuvre
L’intérêt ici est de montrer la cohérence d’une œuvre que l’on a souvent tendance, dans les nombreuses expositions à Picasso consacrées, à découper, à saucissonner comme pour détacher, d’un tout, des morceaux indépendants. Picasso règne sur un continent et non sur de petites îles. L’enseignement premier de cette monumentale exposition est que cette œuvre, qui s’étend sur plus de sept décennies, est un tout que forment les manières, les thèmes, les supports qu’en rien les années ne renient ou supplantent et qui suivent le regard, les réflexions, les recherches d’un homme entièrement donné à son art. Et à sa vie, aussi et surtout.
Des difficultés des années montmartroises avec ses arlequins, ses scènes érotiques, ses saltimbanques, les prémices du cubisme et ce bleu qui signe ces années-là, on traverse avec lui le temps de la reconnaissance avec Olga et les Ballets russes, puis les années de guerre, l’installation dans le Sud, le mythe en marche jusqu’à cet Olympe où il trône depuis et à jamais… Éblouissant !
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1/ Guillaume Apollinaire. Propos de Pablo Picasso. 1918. Repris dans la Bibliothèque de la Pléiade tome 2, Œuvres en prose.
Centre Pompidou, place Georges Pompidou (4e).
À voir jusqu’au 15 janvier 2024
Tous les jours de 11h à 22h (fermeture des espaces d’exposition à 21h)
Le jeudi jusqu’à 23h (uniquement pour les expositions temporaires du niveau 6)
Accès :
Métro : Rambuteau (ligne 11), Hôtel de Ville (lignes 1 et 11), Châtelet (lignes 1, 4, 7, 11 et 14)
RER : Châtelet Les Halles (lignes A, B, D)
Bus : 29, 38, 47, 75
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Picasso. Dessiner à l’infini
Sous la direction de Anne Lemonnier et Johan Popelard
Éditions du Centre Pompidou. 304 pages, plus de 1000 ill., 49 €