La banalité aujourd’hui de l’impressionnisme nous a fait oublier, qu’en son temps, il fut une véritable révolution qui changea le regard. En 1874, un groupe de peintres, refusé par le salon officiel, décida de prendre son devenir en main en s’affranchissant de tout circuits pour accrocher leurs œuvres dans un local loué à cette fin. C’est cette aventure, et une plongée dans le Paris de cette seconde moitié du XIXe siècle, que le musée d’Orsay, musée consacré à cette période, nous propose dans une présentation célébrant les 150 ans de cette exposition mythique de 1874 qui vit la naissance du groupe des impressionnistes.
Exposition Paris 1874. Inventer l’impressionnisme au Musée d’Orsay jusqu’au 14 juillet 2024
Vue de l’une des salles de l’exposition évoquant le salon officiel de 1874 © Ph.: D.R.
Auguste Renoir (1841-1919) La Loge, 1874 © The Courtauld/Bridgeman Images
Camille Pissarro, Le Jardin de la ville, Pontoise, 1874 © New York, The Metropolitan Museum of Art
Edouard Béliard (1832-1912) Pontoise. Vue depuis le quartier de l’écluse. Vers 1872 © Musée d’art et d’histoire Pissarro- Pontoise/Jean-Baptiste Chauvin
Claude Monet (1840-1926) La Gare Saint-Lazare, 1877 Paris © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Armand Guillaumin (1841-1927) Soleil couchant à Ivry, 1873 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Stanislas Lépine (1835-1892), Montmartre, rue Saint-Vincent, 1873-1878 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Quoi de plus banal de nos jours que de contempler un tableau de Monet, Renoir, Degas ou Cézanne ? Posters, reproductions, objets de toutes sortes, boîtes de chocolat ont banalisé ce mouvement qui, pourtant, lors de sa première exposition, fut reçu comme une véritable révolution et la plupart de ses membres comme de curieux agitateurs. Voilà une « horde » de peintres qui bousculait et perturbait un ordre établi depuis tant de siècles avec ses canons, ses règles, ses gardiens du temple. Un ordre qui présidait aux salons officiels, à leurs cimaises achalandées à touche-touche d’œuvres, peintes consciencieusement, flattant le pouvoir, copiant l’Antique ou puisant dans la Bible et autres écrits classiques, sources de tartines qu’un public bourgeois adoubait… Et que l’État avalisait par des achats.
Certains pourtant commencèrent à donner des coups de canifs dans ce contrat bienséant. Si le romantisme secoua les esprits en s’opposant, dès la fin du XVIIIe siècle, au néoclassicisme, il ne dérangeait pas vraiment le regard. Le fond, plus que la forme, en fut blâmé. En même temps que l’impressionnisme, se développa le symbolisme qui, lui aussi, fut une nouveauté, s’adressant avant tout à l’esprit avec son onirisme, son ésotérisme et son pessimisme. L’impressionnisme, lui allait révolutionner le regard et franchir une barrière pour, dans le fond comme dans la forme, s’en aller défricher et gambader dans un ailleurs artistique inimaginable alors…
Claude Monet (1840-1926) Coquelicots, 1873 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Claude Monet (1840-1926). Impression, soleil levant, 1872 © Musée Marmottan Monet / Studio Christian Baraja SLB
Comme date de baptême, pour borner en amont la naissance de l’impressionnisme, fut choisie celle de cette exposition, au printemps 1874, dans l’atelier du photographe Nadar, boulevard des Capucines, dans lequel 31 artistes accrochèrent leurs œuvres pour un « salon des refusés », eux qui avaient du mal à être acceptés par les instances officielles…
Quoique, par effet de bonté ou par clairvoyance, Napoléon III avait ordonné dès mai 1863 que se tienne un « salon des refusés » qui s’ouvre à Paris, en marge du Salon officiel qu’il jugeait trop rigoureux et sévère. Délégué à Viollet-Le-Duc l’organisation de ce salon sonnait l’émergence d’une nouvelle modernité. Dans 12 salles du Palais de l’Industrie (en place du futur Petit Palais et détruit en 1896) étaient accrochées 1200 œuvres (sur 5000 reçues !) parmi lesquelles on pouvait y voir les noms de Manet (qui accrocha son Déjeuner sur l’herbe et provoqua un énorme scandale), Pissarro ou Jongkind et tant d’autres qui restaient alors sur la touche. Si bien qu’en 1867, un noyau se crée autour de Bazille et Renoir – qui partageaient un atelier dans le quartier des Batignolles – et qui décide de louer chaque année un atelier afin d’organiser leur propre exposition.
Une société est créée le 31 décembre 1873 – suite au refus une fois de plus d’exposer officiellement ces « jeunots » (leur moyenne d’âge est autour de la trentaine) – et qui agrège 130 artistes. Un groupe qui ne fait pas de déclaration, ne publie pas de manifeste, ne se revendique d’aucune école et qui inscrit dans son acte de constitution ce mantra : « Des expositions libres, sans jury ni récompenses honorifiques où chaque associé pourra exposer ses œuvres. » D’où cet aspect un peu confus et sans ligne vraiment directrice dans leurs expositions qui seront au nombre de huit jusqu’en 1886.
Auguste Renoir (1841-1919) La Danseuse, 1874 © Courtesy of the National Gallery of Art, Washington
Adolphe Félix Cals (1810-1880). Le Vieux Pêcheur, 1873 © Honfleur, musée Eugène-Boudin / Ph . : D.R.
Des expositions qui verront s’agréger au groupe de base des artistes, de toutes manières comme Gauguin, Seurat, Lautrec et bon nombre d’autres artistes aujourd’hui oubliés. Pour cette première exposition, il s’agit alors de trouver un local. Boulevard des Capucines, entre Opéra et Madeleine, l’ancien studio du photographe Nadar semble parfait. Un espace de 8 salles sur deux niveaux, doté d’une grande verrière, et même d’un ascenseur ! Une façade que l’on peut encore voir de nos jours au 35 boulevard des Capucines en levant la tête.
La critique partagée
Cette première exposition – qui ne porte pas encore le nom d’impressionniste – s’ouvre le 15 avril 1874 pour un mois et dans laquelle 30 artistes présentent 167 œuvres dont certaines ont parfois été exécutées dix ou vingt ans plus tôt. Si parmi ces pionniers, certains feront une grande carrière (Cézanne, Boudin, Degas, De Nittis, Lepine, Monet, Morisot, Pissarro, Renoir, Sisley) les autres resteront confidentiels. Cette première exposition assez déroutante car les genres et les manières se mêlent. Il s’en détachera un groupe cohérent – celui des futurs impressionnistes – qui profite un peu de cette confusion dans laquelle l’ensemble reste, pour les 3500 visiteurs, un accrochage brouillon dans lequel on vient y piocher selon ses goûts et sa curiosité. Une exposition qui se soldera par un fiasco économique. Devant les frais engagés, non seulement la quasi-totalité des « sociétaires » n’avaient rien vendus (il y eut seulement quatre ventes) mais, de plus, ils durent mettre la main au portefeuille pour renflouer les pertes ! La société fut liquidée le 17 décembre 1874 à l’unanimité des voix !
Curieuse, la critique de l’époque, qui rendait compte en des batailles d’Hernani épistolaires des salons et autres accrochages divers, se rua naturellement sur l’exposition de ces quasi-inconnus censés apporter un air nouveau à l’art du temps. Si certains comme Ernest d’Hervilly dans Le rappel du 17 avril souligne l’intérêt de ce contact direct entre les artistes et le public (« On ne saurait trop encourager cette entreprise hardie depuis longtemps conseillée par les critiques et par tous les amateurs ») et souligne la hardiesse des œuvres exposées, il est rejoint en cela par Léon de Lora dans Le Gaulois du 18 avril : « Nous serions très heureux de voir réussir les artistes de cette nouvelle société… ».
Berthe Morisot (1841-1895) Vue du petit port de Lorient, 1869 © Courtesy of the National Gallery of Art, Washington
Henri Rouart (1833-1912). La Terrasse au bord de la Seine à Melun, 1874 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Il n’en est pas de même pour beaucoup d’observateurs comme Émile Cardon, qui écrit dans La Presse, du 29 avril, qu’il s’agit là « d’une mystification inconvenante pour le public ». Et que dire de la réflexion d’Albert Wolff qui, parlant de Torse de femme au soleil de Renoir, se lâche d’un « Essayez donc d’expliquer à M. Renoir que le torse d’une femme n’est pas un amas de chairs en décomposition avec des taches vertes, violacées, qui dénotent l’état de complète putréfaction dans un cadavre. » !
L’une de ces critiques, celle de Louis Leroy dans Le Charivari du 25 avril, est réservée à une œuvre qui allait devenir l’icône du mouvement à naître, celui des impressionnismes, lui donnant involontairement au passage son appellation : « Une catastrophe me parut imminente et était réservée à M. Monet, et de lui donner le dernier coup… Que représente cette toile ? Voyons le livret : Impression, soleil levant. Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans… Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là ! », et de les qualifier, en fin d’article, d’un ton ironique, d’impressionnistes. Le mot est lâché ! Quatre jours après, Jules Castagnary dans Le Siècle, reprend le mot et s’en attribuera même la paternité… Qu’importe, le qualificatif sera retenu pour l’éternité, et comme l’écrivit Émile Zola : « En France, les écoles ne font leur chemin que lorsqu’on les a baptisées ». Si dès le début, soit en 1874, les critiques s’en donnent à cœur joie pour vilipender leur art, certains grands noms de la littérature comme Zola, Mallarmé ou Huysmans seront clairvoyants et prendront la défense de ces pionniers d’un art de la modernité.
Eva Gonzalès (1849- 1883). Une loge aux Italiens, vers 1874 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Paul Cézanne (1839-1906). Une moderne Olympia, entre 1873 et 1874 © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Une École du plein air
Qu’ont donc de « révolutionnaires » ces peintres ? Rompant avec les académismes, la plupart offrent aux visiteurs « par leur touche enlevée et leur palette lumineuse » une peinture délivrée des archaïsmes, moderne, gaie, colorée, prenant appui sur les impressions laissées par leur motif et leur pratique de la peinture hors des ateliers, en une « École du plein air » comme nomme cette nouvelle manière, le critique Ernest Chesneau. « C’est que le paysage moderne n’est pas la copie étroite et photographique de la nature : c’est une impression traduite, et chacun sent à sa manière. », renchérit Jules Guillemot dans le Journal de Paris du 12 juin 1874.
Un art qui se veut sans symboles, ni références ou interprétations, rien à quoi se raccrocher de ce qui commande l’art depuis des siècles. Jean Prouvaire dans Le Rappel du 20 avril écrit avec justesse : « Vous qui entrez, laissez tout préjugé ancien ! » Un art aussi qui dénote dans cette période troublée – la guerre de 1870 est encore proche dans les esprits, comme cette insurrection révolutionnaire de la Commune – par tant de bouleversements sociaux, politiques et économiques, apportant une fraîcheur et un regard autre, neuf sur cette modernité, porte d’entrée du siècle à venir.
S’il est évident que cette exposition de 1874 révéla au grand public les plus grands artistes de ce mouvement, les Renoir, Degas, Monet, Manet, Pissarro et autre Morisot, leur renommée laissa dans l’ombre d’autres dont l’histoire n’a pas (vraiment) retenu leur nom et qui pourtant reflétaient non seulement le goût nouveau de leur temps. L’exposition ici nous permet avec bonheur de faire sortir de l’ombre ces artistes « que l’histoire a un peu oubliés » comme le constate Christophe Leribault, président d’Orsay… Ces Édouard Béliard, Camille Cabaillot-Lassalle, Zacharie Astruc, Antoine Ferdinand Attendu, Adolphe Félix Cals, Auguste de Molins, Gustave Henri Colin et d’autres, qui ont bien mérité, à l’occasion de cette célébration, de profiter d’un peu de la lumière des « stars » de l’impressionnisme.
Édouard Manet (1832-1883). Le Chemin de fer, 1873 © Photo Courtesy of National Gallery of Art, Washington
Edgar Degas (1834-1917). Aux courses en province, vers 1869 © 2024 Museum of Fine Arts, Boston
En titrant l’exposition « Paris 1874 » le musée d’Orsay nous propose, en appui sur cette révolution artistique, une plongée également dans le contexte du Paris de cette seconde moitié du XIXe siècle Outre l’exposition inaugurale, et le Salon officiel de la même année, les thèmes abordés sont ceux des sujets traités par les artistes, des loisirs, la place de la femme, la transformation d’un Paris encore par de nombreux endroits moyenâgeux en une ville moderne. Des thèmes qui alimentèrent la palette de ces peintres qui changèrent le regard d’alors.
Musée d’Orsay. Esplanade Valéry Giscard d’Estaing (7e)
À voir jusqu’au 14 juillet 2024
Ouvert tous les jours sauf le lundi. Le Jeudi de 9h30 à 21h45
Accès :
Métro : ligne 12, station Solférino
RER : ligne C, station Musée d’Orsay
Bus : 63, 68, 69, 73, 83, 84, 87, 94
Site de l’exposition : ici
En parallèle, à voir : Un soir avec les impressionnistes Paris 1874
Musée d’Orsay du 26 mars au 11 août 2024
Une expédition immersive en réalité virtuelle Une coproduction Excurio – GEDEON Experiences – musée d’Orsay. Durée 60 mn
Conseillé à partir de 11 ans
Site : ici
Catalogue
Paris 1874. Inventer l’impressionnisme.
Sous la direction de Sylvie Patry et Anne Robbins
Coédition : Musées d’Orsay et de l’Orangerie / RMN-GP
Version française et anglaise
288 pages. 200 illustrations. 45 €