Deux artistes majeurs qu’un demi-siècle sépare sont présentés en même temps par la fondation Louis Vuitton. Avec son Atelier rouge, Henri Matisse, résolument figuratif bouscula les codes et Ellsworth Kelly profondément abstrait nous convie à un choc des couleurs et des formes. Si différents et pourtant, leur travail sur la couleur les unit.
Exposition Matisse, l’Atelier rouge & Ellsworth Kelly, formes et couleurs à la fondation Louis Vuitton jusqu’au 9 septembre 2024
MATISSE, L’ATELIER ROUGE
Vue d’installation de l’exposition « Matisse, L’Atelier rouge ». De gauche à droite au mur : Nu à l’écharpe blanche, Paris 1909. Jeune Marin (II), Collioure, 1906. L’Atelier rouge, Issy-les-Moulineaux 1911. Cyclamen, Issy-les-Moulineaux, 1911. Le Luxe (II), Collioure, 1907-1908.
Au centre de gauche à droite : Nu féminin, Asnières, 1907. Jeannette (IV), Issy-les-Moulineaux, 1911. Figure décorative, Paris, 1908. Nu debout, très cambré, Collioure, 1906-1907
© Succession H. Matisse 2024 / Ph. : Fondation Louis Vuitton / Louis Bourjac
Chaque époque génère ses icônes, emblématiques d’un temps, d’un courant ou symbolisant le point d’orgue de l’œuvre d’un artiste d’importance. Souvent, ces icônes ne le deviennent que bien après leur exécution – ce fut le cas pour Vermeer, par exemple, qui attendra plusieurs siècles la consécration de son Astronome ou de sa Jeune fille à la perle. C’est lorsque s’en mêle chercheurs, critiques ou simplement parce que le goût change, que le regard évolue face à des artistes pionniers. Pour certaines de leurs œuvres c’est le temps qui va une reconnaissance tardive (Le Carré noir sur fond blanc de Malevitch ou Les Demoiselles d’Avignon de Picasso). De Vinci et sa Joconde à Guernica de Picasso, il serait long d’énumérer ces chefs d’œuvre tant l’histoire de l’art en est riche. La Fondation Louis Vuitton nous propose de nous pencher en détail sur l’un d’entre eux : L’Atelier rouge de Matisse, peint en 1911, un prêt exceptionnel du MoMA de New York, l’une de ses œuvres capitales depuis son acquisition en 1949.
Pourquoi rouge ?
L’Atelier rouge, nous présente son atelier d’Issy-les-Moulineaux, dans lequel Matisse (1869-1954) représente une douzaine de ses œuvres, qui, présentées ici, vont servir d’ossature à l’exposition. Le tableau est donc présenté entouré de six peintures, trois sculptures et une céramique que l’on trouve reproduites dans le tableau. Des œuvres réalisées entre 1898 et 1911. Le propos de l’exposition est aussi d’explorer la genèse et l’histoire de ce tableau qui pose des questionnements à commencer par cette couleur rouge qui l’englobe entièrement. L’exposition présente aussi certaines autres œuvres liées étroitement à L’Atelier rouge permettant une mise en situation du tableau et du contexte de son élaboration comme de son acquisition par le MoMA.
L’œuvre est un jalon important dans l’acceptation des oeuvres monochromatiques et qui fut, lors de ses premières présentations à New York, Chicago et Boston en 1913, titré Panneau rouge. « Le terme panneau exprime bien l’ambition de l’œuvre, qui est moins un tableau de chevalet habituel qu’un élément dans un ensemble décoratif. En nommant simplement la couleur dominante (le rouge) et la chose qu’elle est (un panneau), cette première appellation attirait l’attention sur le caractère radicalement monochrome de l’œuvre, plus que sur son iconographie. » Nous renseignent Ann Temkim et Dorthe Aagesen les co-commissaires de l’exposition. Lors de l’acquisition du tableau par le MoMA en 1949, AlfredH. Barr Jr va opter pour L’Atelier rouge qui était le nom donné, de manière informelle, par la famille Matisse.
Ci-dessus : Henri Matisse, L’Atelier rouge, 1911 © Succession H. Matisse / The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence
Ci-contre : Henri Matisse, La fenêtre bleue, 1913 © Succession H. Matisse / The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence
L’histoire d’un rejet répété
L’Atelier rouge fut élaboré à un moment important dans la vie de Matisse puisque nous sommes à cette époque où le peintre est sollicité par le collectionneur mécène russe Sergueï Chtchoukine (dont une partie de la collection fit l’objet d’une exposition fort courue ici en 2016) qui lui commande une œuvre de grande dimensions (1,80 m sur 2,20 m) pour son hôtel particulier moscovite. L’Atelier rouge est comme une « photographie » de son atelier d’Issy-les-Moulineaux construit en 1909 à l’arrière de la maison familiale. Cette œuvre est « l’histoire d’un rejet répété », puisque présenté au collectionneur russe, celui-ci refusa de l’acquérir, mais fit l’emplette d’une autre version : L’Atelier rose.
Quant à L’Atelier rouge, bien que proposé à d’autres acheteurs potentiels à Londres, New York, Chicago, Boston et Düsseldorf, le tableau ne trouvera pas preneur et il resta en possession de Matisse jusqu’en 1927. Rappelons-nous que ce fut aussi le cas des Demoiselles d’Avignon de Picasso, peint en 1907 et qui trouva preneur – le couturier Jacques Doucet sur les conseils de Cocteau – qu’en 1924 et aujourd’hui, lui aussi, au MoMA !
Durant cette période, il fut présenté à la deuxième exposition postimpressionniste de Londres en 1912, puis à l’Armory Show à New York, Chicago et Boston en 1913 avant d’être acquis par David Tennant, fondateur d’un club londonien, puis revendu à un galeriste new yorkais avant d’entrer, en 1949, dans les collections du MoMA ! On pourrait en dire autant des Nymphéas de Monet. Il s’agit là d’œuvres qui, pour utiliser une phrase souvent entendue, sont en avance sur leur temps et qui ont besoin de recul pour être bien regardées et acceptées. De ces « peintures qu’on juge mal de trop près » comme l’écrivait Marcel Proust.
Matisse comme Picasso…
On peut faire un étrange parallèle entre le chef d’œuvre radical de Picasso, Les Demoiselles d’Avignon et ce chef d’œuvre de Matisse. Déjà, ces deux géants que l’on a souvent voulu opposer, et voir comme les « pôle Sud et pôle Nord », avaient surtout une grande admiration réciproque. « Les deux peintres – écrit la mécène Gertrude Stein chez qui ils s’étaient rencontrés – allaient s’enthousiasmer l’un pour l’autre, sans toutefois s’aimer beaucoup » (1) et allant même jusqu’à l’agacement de Matisse face à la complicité de la mécène américaine et Picasso comme le rapporte Alice Toklas … sous la plume de Gertrude Stein (2).
Deux artistes phare de leur siècle et qui, parallèle encore, avaient chacun un marchand fidèle (Kahnweiler pour Picasso et Vollard pour Matisse), et une clientèle peu nombreuse mais passionnée par leur art. Ces deux œuvres boudées à l’époque de leur création et seront, à leur entrée au MoMA (re)découverts, reconnus, encensés et aujourd’hui, toutes deux, considérées à juste titre comme des chefs d’œuvre de l’art du XXe siècle.
En contrepoint, en 1948, Matisse peindra le Grand intérieur rouge, la dernière grande toile du peintre comme pour mettre un point final à l’aventure démesurée d’une œuvre phare du siècle. Les deux peintures poursuivront par la suite leurs vies parallèles, fondatrices pour d’innombrables artistes américains – dont Ellsworth Kelly – et européens. Dans l’indispensable catalogue (3) on nous raconte tout du lieu, cet atelier d’Issy-les-Moulineaux qu’on nous convie à découvrir, on y explique tout de l’élaboration comme de la portée de cette œuvre que la Fondation Louis Vuitton a réussi à lui faire traverser l’Atlantique, comme ce fut déjà le cas lors de la rétrospective Matisse au Musée d’Art moderne en… 1956.
Le mystère du rouge…
« Tout atelier est une réflexion sur l’art » écrit Pierre Schneider dans sa monumentale biographie du peintre (4), rappelant combien cet exercice reste courant dans l’histoire de l’art et auquel se sont prêtés, Courbet, Redon, Bazille, Picasso, Dufy et beaucoup d’autres. Cet Atelier rouge de Matisse, en son temps, interrogea avec sa teinte rouge dominante – qui, si l’on en croit Pierre Schneider, serait une réminiscence des années fauves de Matisse (3) lorsqu’avec ses amis du Salon de 1905, les Fauves Derain, Vlaminck, Camoin et autre Marquet, leur credo était d’utiliser les couleurs pures « comme au sortir du tube » – et qui avait déjà fait le fond d’une œuvre de 1908, La Desserte rouge (musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg), présenté au Salon d’Automne de 1908 sans que celle-ci ne déchaîne l’ire de la critique par sa couleur rouge éclatante.
Matisse aurait avoué à un visiteur, à l’époque, parlant de L’Atelier rouge : « Je ne sais pas pourquoi je l’ai peint exactement comme cela. » et de dire par ailleurs : « Je sens par la couleur et c’est donc par elle que la toile sera toujours organisée. ». Une couleur envahissante qui ne laisse place que pour la reproduction d’œuvres, accrochées au mur ou posées à terre, voire sur une table ou des sellettes lorsqu’il s’agit de sculptures. On y retrouve en raccourci une rétrospective de son travail avec des œuvres de son passé fauve, comme ce marin (Marin II, 1906-1907), une allégorie (Luxe II, 1907-1908) et quelques nus lascifs (Nu à l’écharpe, 1909) rappelant qu’il reste l’un des plus grands peintres de la femme.
ELLSWORTH KELLY, FORMES ET COULEURS, 1949-2015
Ellsworth Kelly dans son atelier de Cady’s Hall, New York 1973. Au mur Yellow with Red Triangle (1973) et Blue with Black Triangle (vers 1973)
© Courtesy Fondation Louis Vuitton / Ph. : Gianfranco Gorgoni / Maya Gorgoni
En une véritable rétrospective, la Fondation Louis Vuitton expose Ellsworth Kelly (1923-2015). L’exposer parallèlement à Matisse n’est pas dénué de sens bien au contraire. Le rapprochement avait déjà été fait par le cabinet d’art graphique du Centre Pompidou en 2002. Il s’agissait alors d’une confrontation sur la forme avec, comme sujet, leur approche et leur vision des plantes. On nous le rappelle ici avec des dessins de feuilles (Wild Grape et Grass, 1961) en évoquant les premières années de l’américain. Mais ce n’est pas leur seul terrain d’entente loin s’en faut.
Un demi-siècle les sépare (Matisse est né en 1869 et Kelly en 1923) et pourtant leurs travaux sur la couleur, la forme et l’espace en font d’inconstatables frères d’armes. Ce demi-siècle d’écart s’inscrit naturellement dans leurs différences. Si l’art d’Ellsworth Kelly est à rapprocher de l’art concret et informel, il ne s’en est pas moins intéressé à la nature (cf. l’exposition citée plus haut) observant la faune et la flore qui prit dans son art une vision réductrice, en une quintessence de forme, une simplicité du trait qui l’apparente bien effectivement à Matisse. Naturellement, son cheminement vers la radicalité ne s’est pas fait en un jour.
Ellsworth Kelly, Colored Panels (Red Yellow Blue Green Violet), 2014. Auditorium de la Fondation Louis Vuitton © Ellsworth Kelly Foundation / Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
Ellsworth Kelly, Spectrum VIII, 2014. Rideau de scène. Auditorium de la Fondation Louis Vuitton © Ellsworth Kelly Foundation / Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
Kelly s’inscrit entre le temps d’une abstraction sinon lyrique du moins gestuelle aux États-Unis, celle des Kooning, Pollock, Motherwell, Still, et autre Kline et l’émergence du pop art en proposant une autre voie, toute différente, qui rejoignait les préoccupations des artistes agglutinés autour de Michel Seuphor – fondateur de Cercle et Carré – dont il fit la connaissance à Paris en 1950 où Kelly s’installe grâce à la bourse dite « GI Bill », délivrée aux anciens combattants américains. À son arrivée à Paris, il puise ses motifs dans l’environnement. Fenêtre, porte, borne kilométrique, et même, toilettes à la turque deviennent des éléments graphiques, qu’il épure, synthétise et qui, dès lors, façonnent sa démarche. Il se confronte aux couleurs de Matisse, aux formes de Brancusi et oriente donc son art vers la forme appuyée par la couleur comme le montre Gironde (1951) et surtout Sanary (1952) qui fait énormément penser aux travaux de Sophie Taeuber-Arp.
Dès 1951, il est accroché aux cimaises de la galerie Maeght dans l’exposition Tendance. De retour à New York en 1954, il rejoint un groupe d’artistes dans lequel on retrouve Robert Indiana et Agnes Martin, entre autres. Dès lors sa signature, reconnaissable entre toute sera faite de formes franches aux couleurs de même. Une recherche incessante car sans limite. En plus de la toile, il fait feu d’autres matériaux et en modifie la perception dontle bois (Pair of Wood reliefs, 1958 ou Blue Diagonal, 2008), l’aluminium (Withe Curves II, 1978). Il modifie ses fonds, les décale, leur donne une épaisseur, un relief que la couleur accentue. La couleur intense, sans ambiguïté, nécessaire chez lui comme chez Matisse. Non pas une confrontation, mais une vraie complicité dans le siècle.
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- Cité par Pierre Daix dans son Dictionnaire Picasso. Bouquins/Robert Laffont, 2012.
- Autobiographie d’Alice Toklas par Gertrude Stein. Editions Gallimard, 1934 et Collection L’Imaginaire 1980.
- Icônes de l’Art moderne. La collection Chtchoukine. Co-édition Fondation Louis Vuitton et Hazan 2016.
- Matisse par Pierre Schneider, Flammarion, 1984. Réédité.
Fondation Louis Vuitton 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, Paris (16e).
À voir jusqu’au 9 septembre 2024
Ouvert les lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h.
Le vendredi de 11h à 21h.
Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h.
Les samedi et dimanche de 10h à 21h.
Fermeture le mardi
Accès
Métro : ligne 1 station Les Sablons (950 m)
Bus : Ligne 73 arrêt La Garenne-Colombes – Charlebourg
Navette : Sortie n°2 de la station Charles de Gaulle Étoile – 44 avenue de Friedland (8e)
Site des expositions : ici
Catalogues
Matisse, L’Atelier rouge
Auteurs : Ann Temkin et Dorthe Aagesen
Co-édition Fondation Louis Vuitton / Hazan
232 pages. 45 €
Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015
Co-édition Fondation Louis Vuitton / Hazan
232 pages. 45 €