Cet été, le musée Picasso de Paris se penche, en 5 thématiques, sur des images qui ont irrigué l’œuvre de Picasso. Toujours conscient de l’histoire de son art et du travail de ses prédécesseurs, Picasso fut souvent à l’affût des œuvres du passé, pour, comme des exercices de style, nourrir son travail et son imagination.
Exposition Picasso Iconophage au musée Picasso Paris jusqu’au 15 septembre 2024
Vue de la salle « Héros » avec L’enlèvement des Sabines de Poussin (vers 1635) et sa réinterprétation par Picasso en 1962. Au centre : Pablo Picasso, Jeune guerrier grec, Paris, 30 décembre 1933 et Masque d’épaule anthropo-zoomorphe D’mba, population Baga, Guinée, avant 1935 © Succession Picasso 2024 pour les œuvres de Picasso / Musée du quai Branly – Jacques-Chirac, Paris pour le masque D’mba / Ph.: D.R.
Tout au long de son œuvre, Picasso (1881-1973) fit feu de tout bois. Tout y passa : objets du quotidien ramassés, amassés çà et là, se retrouvèrent assemblés en sculptures ou en papiers collés. Ce démiurge, en fit de même avec les images des tableaux admirés au Louvre dont il conservait photos et reproductions s’ajoutant à cette « documentation » photographies, cartes postales, reproductions, affiches, revues et livres illustrés qu’il accumulait dans ses différents ateliers et lieux de vie. On parle de plus de deux cent mille artefacts ! Toute sa vie, il accumula, ne pouvant rien jeter. « On est ce que l’on garde », son aphorisme colle si bien à la personnalité de l’Espagnol que ses « archives » firent l’objet, sous ce titre, d’une exposition, ici même au musée Picasso de Paris en 2003 et une « seconde couche » fut passée, à Marseille (Picasso, voyages imaginaires en 2018) cette fois avec les centaines cartes postales qu’il conservait et qui le firent voyager sans quitter son atelier (Picasso a très peu voyagé dans son existence) et dont les motifs et inspirations se retrouvèrent dans ses œuvres.
Aujourd’hui, le musée Picasso de Paris nous entraîne une nouvelle fois dans son imaginaire nourri de cette « collection » qui a façonné sa culture visuelle dans la grande tradition de son art, tordant à son inspiration ces appropriations et emprunts. Le tout devenant sien, passé à la moulinette de son imagination et de son inspiration. Dans l’énorme « fouillis » de son art comme de ses « archives », l’exposition en a tiré cinq thèmes : héros, Minotaure, atelier, voyeur et enfin mousquetaire.
Ci-contre : Pablo Picasso, Études, Paris, 1920 © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / S. Maréchalle
Ci-dessus : Pablo Picasso, L’enlèvement des Sabines, 1962 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRmn / Christian Bahier / Philippe Migeat © Succession Picasso 2024
Pablo Picasso, Minotaure au javelot, 1934 © Musée national Picasso-Paris / Succession Picasso 2024 / Ph.: D.R.
Ouvrant l’accrochage, une profession de foi iconographique qu’est cette œuvre (Études, 1920) qui regroupe, sur la même toile, un résumé de ses préoccupations stylistiques d’alors : un retour au néoclassicisme – période des années 20 appelée aussi Période ingresque – une réminiscence des années cubistes précédentes, une interprétation d‘un couple de danseurs qui fait penser à Renoir (Danse à la ville /Danse à la campagne) comme pour bien ancrer dans l’esprit qu’il est aussi dépendant de l’histoire de son art.
Tout au long de sa vie, il n’aura de cesse de se pencher sur ses prédécesseurs comme pour bien assimiler leur héritage – souvent par des revisites (L’Enterrement de Casagemas une « parodie » de L’Enterrement du comte d’Orgaz du Gréco, Les Ménines, le chef-d’œuvre de Vélasquez, L’Enlèvement des Sabines de Poussin, une digression autour de Les Femmes d’Alger de Delacroix, le Déjeuner sur l’Herbe de Manet…) qui ouvre ici la thématique abordée dans les autres salles.
Héros
La première salle est consacrée aux héros où l’on peut voir son interprétation de L’Enlèvement des Sabines (1962) pour lequel il a amalgamé trois œuvres des plus classiques : Le Massacre des innocents de Poussin (vers 1628), L’Enlèvement des Sabines toujours de Poussin (vers 1635) et une interprétation des Sabines de David (1799). Il nous offre, dans un décor, presque théâtrale, de cité antique, un chaos de chevaux, de corps, de guerriers, de femmes hurlantes et d’enfants qui font écho à la violence de l’œuvre de Poussin.
Une revisite qui préfigurent Guernica (1936), Le Charnier (1944-1945) et Massacre en Corée (1951), des œuvres qui signent son attachement à des valeurs humanistes et à sa dénonciation des horreurs de son temps. « À quatre-vingts ans révolus, avec ses Sabines, Picasso dépeint une dernière fois la folie du monde où, dit autrement, toute la violence, la barbarie, l’horreur et l’abominable cruauté dont les hommes sont capables.» conclut Dimitri Salmon, spécialiste de la peinture française au musée du Louvre.
Vue de la salle « Atelier » avec, au centre, les 66 plaques rayées et encrées de La Célestine illustrée par Pablo Picasso, Mougins, 14 mai 1968 © Musée national Picasso Paris / Succession Picasso 2024 / Ph.: D.R.
Minotaure
Autre thème picassien, s’il en est, nous attend dans la salle suivante : celui du Minotaure auquel il fut souvent assimilé. Le Minotaure apparaît dès les années 30, figure rattachée à la mythologie et par extension aux aurochs de la Préhistoire… D’où le taureau, cette figure incontournable de la corrida dont on sait que le peintre était, par culture, un fervent aficionado. Le Minotaure et le taureau sont donc étroitement liés dans l’art de Picasso et ont fait l’objet de nombreuses œuvres. Autour de l’immense et très construit Minotaure au javelot (1934) menaçant un couple enlacé et du Minotaure courant (1928), l’accrochage explore de l’art pariétal ancrant le mythe dans les profondeurs de l’histoire, aux représentations de scène de corrida avec, en point d’orgue l’iconique Corrida : la mort du torero (1933) en passant par de petits bronzes ibériques datés de quelques siècles avant notre ère à des représentations mythologiques.
Voyeur
Comment parler de l’œuvre de Picasso sans passer par la case transgressive. Car, s’il fut celui qui bouscula le plus la grammaire artistique de son temps, il fut aussi celui qui mit des coups de pieds dans la fourmilière de la bien-pensance. Les Demoiselles d’Avignon (1907), qui n’ont rien à voir avec la ville éponyme, mais représente une scène d’un bordel établi rue d’Avignon à Barcelone. Et que dire de cette Pisseuse (1948) qui ouvre cette section… Les deux sont des pierres dans le jardin de la transgression. En repoussant les normes, on finit par les faire accepter. Mais cette transgression, chez Picasso, s’accompagne aussi d’une déstructuration de la représentation émancipée des critères sur lesquels s’appuyait l’art depuis que la perspective était devenue l’alpha et l’oméga de toute représentation.
Il en garde toutefois un réalisme qui érotise son propos. On peut aussi avancer son utilisation d’objets du quotidien, de supports inusités, de matériaux « impurs du quotidien » comme le papier journal, ficelle, papier peint pour une autre transgression, celle du fond. « Déplacer, mettre les yeux dans les jambes. Contredire. […] La nature fait beaucoup de choses comme moi, elle les cache ! Il faut qu’elle avoue » aurait-il confié à André Malraux, repris dans son ouvrage La Tête d’obsidienne (Gallimard, 1974).
Pablo Picasso, L’Ombre, 1953 © Musée national Picasso-Paris / Succession Picasso 2024 / Ph.: D.R.
Ci-contre : Pablo Picasso, La Pisseuse, 16 avril 1965 © Centre Pompidou, Mnam-CCi, Paris / Succession Picasso 2024
Ci-dessus : Pablo Picasso, Buste d’homme au chapeau, 1970 © GrandPalaisRmn (musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean © Succession Picasso 2024
Dans cette section, le corps féminin comme masculin nu accompagne cette révolution du regard entamée avec Le Bain turc d’Ingres, les scènes de bordels de Degas et naturellement cette Origine du monde de Courbet, ces précédents qui ouvrirent la voie. Picasso s’y engouffra (poussé, il est vrai, par sa sexualité active) et sa Pisseuse est une transgression de plus, un pas plus loin que celui de Courbet dont le thème sera aussi repris par Dubuffet avec sa série sur les Pisseurs.
Des premières représentations de scènes érotiques dès ses années barcelonaises et jusqu’à la fin de sa vie, les nus et les scènes érotiques abondent, ruissèlent, inondent son œuvre, et on y sent une véritable délectation de sa part. Des scènes d’alcôves de Raphaël et la Fornarina comme dans les centaines de gravures illustrant, entre autres, La Célestine (1968) en passant par sa relecture de ce Déjeuner sur l’herbe de Manet, toute sa vie, il arpenta en dessin, gravure, peinture, le monde d’Éros au point qu’une exposition en 2001 au Jeu de Paume, titrée Picasso érotique, permit d’exposer – en près de 400 œuvres ! – cette facette importante de son travail, qui bien souvent même frise l’obsession.
Mousquetaire
Et enfin, la dernière salle se penche sur cette représentation du mousquetaire, figure omniprésente au début des années 70, et dont Malraux affirmait qu’elle avait pour origine certaines représentations de Rembrandt. Une thématique éphémère qui doit autant aux portraits du peintre flamand qu’à ceux du Gréco ou de Diego Velázquez et aussi, peut-on avancer, au Don Quichotte de son compatriote Miguel de Cervantes. Il est étonnant d‘avoir choisi, dans une œuvre dont les thématiques fortes ne manquant pas (et il est vrai déjà largement exploitées) cette dernière, somme toute assez anecdotique dans l’œuvre et dont la courte durée n’est pas vraiment emblématique de son travail.
Et enfin, la nouvelle direction du musée s’est penchée sur l’accrochage de sa collection permanente pour nous convier à une grande promenade chronologique dans son œuvre. Dans 22 salles, cette nouvelle présentation rassemble près de 400 œuvres. « Redéployer notre collection dans l’Hôtel Salé, permet d’affirmer la spécificité et la mission première du Musée national Picasso Paris, celles de donner à voir l’œuvre de Picasso dans toute sa cohérence et sa diversité depuis ses débuts jusqu’à la fin. C’est aussi et surtout un parcours éblouissant qui remet en avant les chefs-d’œuvre de la collection.» explique Cécile Debray, la nouvelle présidente du musée.
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny (3e).
À voir jusqu’au 15 septembre 2024
Du mardi au vendredi : 10h30 – 18h
Fermé le lundi
Accès :
Métro : ligne 8 stations Saint-Sébastien-Froissart ou Chemin Vert
Bus : 20 : Saint-Claude ou Saint-Gilles Chemin Vert, 29 : Rue Vieille Du Temple, 65 : Rue Vieille Du Temple, 75 : Archives – Rambuteau, 69 : Rue Vieille du Temple – Mairie 4e et 96 : Bretagne
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Picasso Iconophage
Une coédition Musée Picasso-Paris / RMN.
448 pages. 250 illustrations. 49,90 €