Longtemps ignoré, révélé aux États-Unis, il attendra le milieu du XXe siècle pour être enfin célébré chez nous en…1994. Pourtant, cet alter ego de ses amis impressionnistes, avec lesquels il exposa, mérite bien cette tardive reconnaissance. Le musée d’Orsay nous propose une présentation de ses sujets de prédilection au centre desquels l’homme et la masculinité en sont les pièces emblématiques.
Exposition Caillebotte, peindre les hommes au musée de d’Orsay jusqu’au 19 janvier 2025
Partie de bézigue [La Partie de bésigue], vers 1881 © Abu Dhabi, Louvre Abu Dhabi / Ph.: AFP
Soldat [Un soldat], vers 1881 © Pasadena, Perenchio Foundation / Ph.: by Fredrik Nilsen
Rue de Paris, temps de pluie, 1877 © Chicago, The Art Institute of Chicago, Charles H. and Mary
Un balcon, boulevard Haussmann, vers 1880 © Coll. part . / Ph. : Josse Bridgeman Images
Portrait de Richard Gallo, 1881 © Kansas City, The Nelson-Atkins Museum of Art, William / Ph.: É Frigière
Homme s’essuyant la jambe, vers 1884 © Coll. part. / Lea Gryze c/o Reprofotografen
Périssoires sur l'Yerres, 1877 © Washington, National Gallery of Art, Collection of Mr. and Mrs. Paul Mellon
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Comme Frédéric Bazille son contemporain, Gustave Caillebotte (1848-1894), ne fut jamais, de son vivant, considéré comme un artiste accompli, mais plutôt catalogué comme amateur, voire « peintre du dimanche ». Ce qui aura pour effet qu’il ne vendra quasiment pas d’œuvres de son vivant et, par testament, léguera ses œuvres et sa collection à l’État. « Ce legs marque un tournant dans la reconnaissance de l’Impressionnisme par les musées français, alors que l’administration hésitait encore à exposer ces artistes. Son frère Martial et Auguste Renoir défendront cette donation historique. » comme l’écrivait Fanny Matz chargée de la documentation au musée d’Orsay. À propos de ce legs et des polémiques qu’il souleva on en lira ici le récit.
Et il faudra attendre la seconde partie du siècle dernier pour qu’il soit enfin reconnu comme un artiste à part entière ayant tout sa place au panthéon des peintres de son temps, le groupe des impressionnistes. Une première reconnaissance, sous forme d’hommage, eut lieu au Salon d’Automne en 1921, mais ce sont – comme souvent alors ! – les américains qui s’intéresseront vraiment à lui dans les années 50. Deux expos d’importance lui sont consacrées aux États-Unis en 1976 qui l’assoient définitivement pour que son aura retraverse l’Atlantique, et ce n’est qu’en 1994 qu’on lui consacrera enfin une exposition d’importance chez nous ! Dès lors, les présentations vont s’enchaîner, fréquemment thématiques, comme celle-ci qui met l’accent sur son regard sur les hommes en 65 peintures, une trentaine de dessins et quelques photographies qui nous révèlent son contexte familial.
Une famille aisée
Le parallèle avec Bazille tient à plus d’un titre. Comme le montpelliérain, Caillebotte est issu d’une famille très aisée à la tête de plusieurs immeubles à Paris, de fermages, de titres et actions… et le père Caillebotte arrondira sa fortune en devenant le principal fournisseur de couvertures de l’armée française en ce temps de la guerre de 1870 ! Et comme le montpelliérain, il sera de cette génération qui a connu cette guerre franco-prussienne, guerre qui verra Bazille tombé au front à 28 ans et son œuvre tombé dans l’oubli. De retour à la vie civile, Caillebotte reprendra le pinceau et de cette période il nous a laissé quelques rares œuvres comme ces militaires au repos (Militaires dans un bois, Yerres, vers 1870) ou ce magnifique portrait d’un soldat en pied qui ouvre l‘expo (Soldat, vers 1881).
Le Pont de l’Europe, 1876 © Association des amis du Petit Palais / Rheinisches Bildarchiv Köln
Pour Caillebotte, son assise sociale est, sûrement, pour beaucoup dans le regard de ceux qui considèrent qu’un artiste se doit d’être bohème. Malgré son rang et son aisance, Caillebotte n’est pas entré « en peinture » comme passe-temps, mais avec une volonté assumée d’être peintre. Et pour ce faire, il entre dans l’atelier du très sage et conventionnel Bonnat en 1871, prépare les Beaux-arts l’année d’après et bien que reçu, il n’y restera qu’un an. Il « réseaute » à tout crin, rencontre le peintre De Nittis lors d’un voyage, et, de retour, ce dernier lui fait rencontrer Degas, Rouart, Monet.
L’héritage paternel en 1874 le met à l’abri des contingences matérielles, il peut alors d’adonner entièrement et sans contrainte à son art. En 1876, lors de la deuxième exposition impressionniste, il fait sensation en présentant ce qui reste comme son tableau le plus connu, Les Raboteurs de parquet, sujet dicté par les ouvriers venus rénover l’hôtel particulier familial. Une œuvre refusée par le Salon officiel, mais que le marchand Durand-Ruel inclura dans les œuvres présentées par les impressionnistes. La critique… critique cette valorisation du travail manuel, ces hommes maigres, courbés par le labeur, représentants de la classe ouvrière. La Commune n’est pas loin en ce milieu des années 70. Dès lors, Caillebotte refusera de présenter des œuvres dans les salons officiels leur préférant les présentations indépendantes.
Son assise financière lui permettra aussi d’aider ses amis impressionnistes par des achats, voire même des dons comme ceux faits à Monet permettant au futur peintre des nymphéas de louer un appartement à Paris et d’acheter du matériel de peinture. Il sera aussi le mécène de quelques-unes des expositions du groupe !
La perspective comme méthode
Sa manière, elle, le distingue de ses pairs. C’est son attirance pour une organisation de l’espace où la perspective construit entièrement l’œuvre : perspectives en plusieurs points, composition en plongée et cadrage décalés avec des personnages « en amorce », de dos voir dans une certaine pénombre sont sa marque de fabrique. « Ses tableaux sont d’une vérité et d’une anormalité voulues – note Kirk Varnedoe dans sa biographie de référence sur le peintre (1) – en s’appuyant sur les méthodes du réalisme objectif, il déforme le réel d’une manière toute personnelle… il tient compte des conventions de la vision normale et fixe les règles visant à la meilleure imitation possible de ce que l’œil perçoit. ».
Mais à trop user et abuser de cette contrainte, il déforme notre propre vision, celle naturelle. Certaines de ses œuvres utilisent par trop cette « anormalité » utilisée à dessein dans certains tableaux (Les Raboteurs de parquets ou Le Pont de l’Europe) mais poussée à l’excès dans d’autres (Rue de Paris, temps de pluie, 1877 ou Peintres en bâtiment, 1877).
Raboteurs de parquets [Les Raboteurs de parquet], 1875 © Paris, musée d’Orsay, don des héritiers de Gustave Caillebotte / Ph.: musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
Mais au centre de cette commémoration du 130ème anniversaire de sa mort, l’exposition met l’accent sur la représentation – la surreprésentation plus exactement – des hommes dans l’œuvre du peintre. Ses modèles, figures de la modernité et chantres des « sociabilités masculines » Caillebotte les « recrute » dans son entourage immédiat et familial : ses frères, ses amis, les passants des rues de son quartier, des ouvriers ou domestiques, les canotiers avec qui il navigue sur l’Yerres ou sur la Seine. Et il est vrai qu’elles sont nombreuses les figures masculines, près de 70% de ses œuvres les représente à contrario du travail de ses pairs d’alors.
Hormis quelques représentations de travailleurs, ses sujets, il les puise dans son milieu bourgeois. Hommes jouant aux cartes dans un salon (La Partie de bésigue, vers 1881), en costume strict, campés regardant par la fenêtre (Jeune homme à sa fenêtre, 1876 ou Un balcon, boulevard Haussmann, vers 1880), ou brossés dans le cercle intime de la vie familiale (Le Déjeuner, 1876), et naturellement une kyrielle de portraits convenus d’hommes, souvent assis dans un fauteuil dans la plénitude de leur assise sociale et leur confort bourgeois (Portrait d’Eugène Daufresne lisant, 1878 ou Jeune homme au piano,1876).
La masculinité dans sa « splendeur ».
Sa propension à représenter des nus masculins dans leur intimité dénote sur la production d’alors, peu encline à accepter la nudité masculine hors de certaines représentations. Si le nu masculin hanta bon nombre d’œuvres jusqu’alors, ce l’était sous une forme académique, servant à illustrer des scènes mythologiques ou d’histoire. Force, virilité, conquérante… la masculinité dans toute sa « splendeur ».
Si Cézanne ou Bazille avec leurs baigneurs… ont bien représenté des corps masculins dénudés – bien que ceux-ci gardent toujours un minimum de « décence » – ce n’est pas le cas chez Caillebotte. Avec lui, nous entrons dans la salle de bain, ces hommes sont nus, se lavant ou s’essuyant à l’instar des femmes de Degas… perçues, elles, comme des « dames de petites vertus ».
Nu au divan, vers 1880 © Minneapolis, Minneapolis Institute of Art
Homme au bain, 1884 © 2024 Museum of Fine Arts, Boston
Avec Caillebotte, la représentation est des plus naturalistes, dans un moment de la quotidienneté, un moment privé qui naturellement va prêter le flanc à certaines interprétations. Les suppositions s’égarent, sans réelle certitude, sur une prétendue homosexualité que son comportement social ne laisse en rien deviner ou affirmer. Célibataire toute sa vie, fréquentant des cercles d’hommes comme sa position sociale lui dictait, il avait une compagne à laquelle, du reste, il laissa une rente substantielle à son décès.
Pas de mariage, pas d’enfants et des sujets poussant à la controverse suffisent à étayer par certains une orientation sexuelle supposée. André Dombrowski et Jonathan D. Katz, dans le catalogue (2), s’y autorisent avançant que ces œuvres « ouvrent la possibilité qu’il ait voulu canaliser un désir qui n’avait pas encore de nom acceptable. En l’absence d’informations avérées sur la sexualité de Caillebotte, nous ne devons pas considérer son hétérosexualité comme une évidence, mais comprendre que la question est elle-même contaminée par des hypothèses et des idéologies d’aujourd’hui qui peuvent lui faire perdre son sens. ». Mais qu’importe ?
Rares nus féminins
Il faut reconnaitre, qu’à l’instar de ses pairs, Caillebotte nous a laissé peu de représentations féminines. À part quelques scènes saisies dans l’intimité familiale à l’image de ce Portrait à la campagne (1876) dans lequel plusieurs générations de femmes sont absorbées dans leurs travaux d’aiguille, ou l’incontournable portrait de sa mère (Portrait de Madame Martial Caillebotte, 1877), les nus féminins sont rares. On en connaît que deux (Femme nue étendue sur un divan, 1873) dans une pose des plus lascives et celui qu’on nous présente ici, très réaliste (Nu au divan, vers 1880) – qui serait la compagne de Caillebotte – traité sans arrangement, le bras couvrant le visage, la poitrine cachée par l’autre bras, à la pilosité pubienne qui focalise le regard.
Une attitude des plus naturelles, les vêtements posés à ses côtés et les chaussures au pied du divan pourrait nous raconter une histoire, celle d’un « après » comme le scandaleux Rolla de Gervex peint à la même époque et cassant, lui aussi, les codes de la féminité « bourgeoise » ou les représentations mythologiques habituelles… souvent prétexte à peindre des nus féminins sans craindre ou de choquer ou d’acerbes critiques.
Partie de bateau [Canotier au chapeau haut de forme], vers 1877-1878 © Paris, musée d’Orsay / Ph.: Musée d’Orsay, dist. RMN-Grand Palais / Sophie Crépy
Prenons l’air avec cette section qui clôt la visite, une série sur les canotiers, un plaisir très à la mode alors. Là encore, et peut-être plus qu’ailleurs, on retrouve cette propension qu’a Caillebotte de forcer perspective et ligne de fuite qui donne une sensation dynamique à l’écoulement de la rivière d’Yerres sur laquelle évolue son humanité. Ajoutez à cela son travail sur les reflets et les jeux de lumière sur l’eau qui en accentue le réalisme. Les sujets ? Des hommes naturellement, s’adonnant au canotage, cette activité de plein qui réjouissait tant à l’époque la jeune bourgeoisie parisienne. On pense naturellement à Maupassant.
Ce XIXe, un siècle qui s’ouvrait au sport – canotage, boxe, athlétisme – faisait sienne ces pratiques importées des sportsmen anglais. Habitant Paris, mais profitant de la maison de campagne parentale sise à Yerres, proche du cours d’eau éponyme, il s’adonne à ce sport et nous en laisse des vues dans lesquelles le spectateur est comme partie prenante de cette activité, jusqu’à être invité à bord de l’une des esquifs dans cette évocation, Canotier au chapeau haut de forme, vers 1877-1878 – son chef-d’œuvre avec Les Raboteurs de parquet (1875) et Le Pont de l’Europe (1876) – classé « Trésor national » et rentré dans les collections d’Orsay en 2023 grâce au mécénat de LVMH.
Contrebalançant son approche de l’intimité masculine, cette évocation des baignades, canotage, pêche à la ligne donne aussi à voir une autre facette de la masculinité, celle de ces hommes s’adonnant à des activités sportives, associant, avec la force, d’évidence notions de modernité artistique et de virilité. Les hommes toujours…
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(1) Gustave Caillebotte par Kirk Varnedoe. Éd. Adam Biro, 1988
On consultera aussi de Stéphane Guégan Gustave Caillebotte. Peintre des extrêmes, Hazan, 2021
(2) Caillebotte. Peindre les hommes. Coéditions musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan
Musée d’Orsay. Esplanade Valéry Giscard d’Estaing (7e)
À voir jusqu’au 19 janvier 2025
Mardi, mercredi, vendredi, samedi et dimanche de 9h30 à 18h
Jeudi de 9h30 à 21h45. Lundi : jour de fermeture
Accès :
Métro : ligne 12, station Solférino
RER : ligne C, station Musée d’Orsay
Bus : 63, 68, 69, 73, 83, 84, 87, 94 Dernier accès 17h
Site de l’exposition : ici
Catalogue
Gustave Caillebotte. Peindre les hommes
Sous la direction de Paul Perrin, Scott Allan et Gloria Groom
Coéditions musées d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan
256 pages, 177 illustrations, 45 €